
On ne sait d’où elle vient mais on est certain qu’elle est là, elle s’empare de tout notre être et rien ne peut y faire : l’état de siège s’annonce long et austère. Les anciens attribuaient à la bile noire sa raison d’être, réglant ainsi le problème par une production d’humeur anormale. Ils accompagnaient leurs observations quant au phénomène en indiquant que les personnes frappées de mélancolie n’étaient pas épargnées non plus par le génie. Les premiers accès remontent à loin, durant les vacances sans doute, l’été certainement, alors que rien ne m’y préparait. Soudain elle arriva presque en même temps que moi dans le hameau du Bourbonnais où je venais rejoindre mes grands parents paternels. J’aurais juré percevoir sa présence et ce des les premiers pas sur le quai de la petite gare où grand-père venait me chercher dans son éternelle cotte de coton noire et sale. Même si j’avais voulu les surprendre et venir sans prévenir, alors j’aurais bien sur emprunté la route menant vers leur maison, il n’y aurait rien eut à faire, elle m’aurait devancé. Ce sentiment inouï d’ennui mêlé de solitude et d’à quoi bon, à peine poivré d’un sentiment mortel d’infini qui rend à la fois maussade, lucide et bon à rien.
Même la pêche que j’adorais ne pouvait m’en distraire totalement. Bien sur le soleil perçant au travers les brumes de l’aurore sur la terre meuble me charmait, bien sur le vent dans les arbres, leur longue respiration de feuille, bien sur le bouchon que l’on guette et qui soudain s’enfonce, bien sur l’éclat d’argent du poisson ferré.. bien sur que la distraction fleurissait à proportion que ce poison terrassait mon corps, mon cœur, ma tête.Et même mon âme semblait inquiète, menacée de désastre comme le reste, la sournoiserie alors venait à la rescousse comme pour m’extraire du bourbier à grande secousses d’adrénaline.
Ce fut là, à cet instant précisément que l’amour choisit d’arriver.Un jour que le gros Paula et moi fumions de vieilles lianes sur les marches de la petite maison abandonnée, il devait être aux alentours de 17 heures les ombres s’allongeaient et les voitures sur la route départementale se raréfiaient de plus en plus, il y eut un petit ploc et un petit gravier toucha mon camarade à la têtePuis un rire léger stria l’air et Babette surgit de derrière une haie de prunelliers. C’était une petite noiraude à l’air effronté, vêtue d’une jolie robe légère, ce devait être la première fois que j’apercevais la présence d’une fille dans le hameau que je me targuais pourtant bien connaitre.Paula devint rouge comme une pivoine et je compris qu’il était amoureux rapidement, au fur et à mesure ou la Babette avançait vers nous. Il bégaya des paroles de bienvenue exagérée avec son fort accent de la campagne, celui là même que je m’étais bien acharné à perdre lorsque nous avions dû déménager et aller vivre en région parisienne.Paula c’était un peu moi si j’étais resté là bas, si je n’avais jamais connu la ville, la rouerie des gamins des cités, la méchanceté crasse des filles, si j’étais resté simple et innocent à gober les mouches et à croire aux bondieuseries.Paula lui était encore intact, une terre vierge prête à être piétinée. Babette arrivant je comprenais confusément qu’elle n’allait pas se gêner.
La première rencontre nous emporta à la frontière de la nuit, nous bavardâmes tous les trois, je restais le plus silencieux cependant me sentant étranger plus que jamais dans ce pays qui avait été mien et dont l’éloignement m’avait banni à tout jamais. Chaque été je revenais espérant retrouver quelque chose que je pensais avoir perdu , et des le début j’éprouvais l’ inéluctable, la présence d’une absence que je ne retrouverai jamais plus.Ce soir là je retournais chez mes grands parents encore plus triste que jamais. tout paraissait encore plus présent que jamais: le tic tac de la vieille horloge, l’odeur d’encaustique, celle de sueur et de tabac mêlé de grand-père, comme si l’instant dilatait ses parois pour que mon mal être et moi-même puissions y tenir plus à l’aise.
Mes grand parents regardaient la météo, guettant l’accident éventuel de la pluie, l’espérant sans doute , il avait vraiment fait très chaud cette année là.Je grignotais un reste d’omelette que grand-mère m’avait laissé, à même la poêle et j’allais me coucher avant que grand-père ne me rejoigne. Il m’eut été impossible de m’endormir avec l’odeur de cigarette se consumant dans le cendrier Cinzano qui trônait sur la table de chevet.Le lendemain était si semblable à la veille, à peine les quelques minutes d’espoir accompagné de tartines beurrées et trempées dans le grand bol de café au lait se terminaient-elles que je retrouvais cet instant incommensurable et le »ne pas savoir quoi faire ».Grand mère s’inquiétait souvent me voyant ainsi .Elle me parlait d’ennui tentant de s’infiltrer mais je déclinais vite son invitation à discuter en allant prendre ma douche, m’habiller et je m’évadais une bonne partie de la matinée par les chemins qui m’éloignaient de la ferme, du hameau, et me conduisaient vers plus de plus profondes solitudes encore.Aussi ces moments de camaraderie avec Paula le fils du facteur et plus tard avec le fils du couvreur m’étaient ils chers et j’aimais les retrouver en fin d’après midi sur les marches de la petite maison prés de la mare.
Dans mon for intérieur je les imaginais frappés du
même mal que moi d’une façon plus trouble, plus confuse, et leurs taquineries,
leurs jeux de brutes n’étaient que pales tentatives pour masquer notre plaie
commune cet ennui de l’adolescence.
Enfin la pluie surgit et nous nous réfugiâmes tous dans la grange en face ce
jour là. J’avais apporté ma guitare et nous chantions assis dans le foin. La
Babette m’adressait des œillades appuyées que je prenais grand soin de ne pas
soutenir eut égard envers Paula.
C’est à cet instant, agrandit, éternisé, que Nadine la sœur aînée de Babette
apparut toute de blanc vêtue avec ses cheveux blonds et longs et ses yeux de
biche moqueurs. Le Coup de foudre fut immédiat pour cette grande de 5 ans mon aînée.L’amour
m’extirpa de ma mélancolie, de mon ennui et probablement si tant est que j’en
eut jamais de mon génie, je devins parfaitement idiot et passais le reste de
ces vacances dans un état d’apesanteur et de grâce jamais vu. Les deux sœurs
habitaient en face de la petite maison de la mare et, le soir j’avais pris
l’habitude d’attendre Nadine elle aussi en plus de mes trois camarades. Lorsque
je la voyais arriver de l’autre coté de la barrière, l’attente alors si
douloureuse laissait place à une sensation d’apaisement merveilleux. Je la
dévorais du regard qu’elle soutenait de façon timide et effrontée tout en même
temps.Pour être un peu plus seuls, nous avions convenu Nadine et moi de nous
retrouver au même endroit après l’heure du dîner sans Babette Paula et Pierre.
Alors mes grand parents riaient ils de bon coeur de me voir quitter la table et de repartir dans le soir, ils me comprenaient heureux et ça les rendait heureux je crois.Jamais je n’ai été capable après cela d’attendre aussi longtemps une fille. Parfois elle surgissait en pleine nuit et je la devinais à la clarté de la lune, parfois je croyais l’entendre arriver, je croyais respirer l’odeur de camomille de ses cheveux, sa peau parfumée de savon de lait d’amande, mais il n’y avait que l’obscurité et je devais encore patienter avant d’entendre enfin le petit portail de bois grincer sur ses vieux gonds.Elle me faisait attendre, elle se faisait attendre, je n’y avais jamais pris garde mais c’est bien elle qui avait le dessus.
Enfin réunis, nous évoquions un vague but de promenade et nous nous élancions dans la nuit sombre seulement guidés par la clarté du sable des chemins. Sa hanche frôlant ma main , ma main frôlant ses fesses mais jamais de contact évident, juste une avancée de retenue en retenue en bavardant de tout de rien. A la vérité je ne savais rien du tout de ce que les filles pouvaient vouloir d’un garçon et à fortiori une fille plus âgée. Peut-être confusément attendais je qu’elle fisse le premier pas et en même temps cette idée me terrorisait comme elle me désolait.
Que de chemins avons nous ainsi empruntés pour explorer la nuit de nos désirs barricadés de pudeur et de crainte que tout ne s’effondre, d’un accord tacite cet état de fait continua jusqu’à la fin des vacances.
Le dernier jour nous échangeâmes nos adresses, je lui donnais celle de la pension ou j’étais déjà depuis une année. Et puis nous nous séparâmes en nous faisant la bise …
Je ne pensais pas qu’elle m’écrirait jamais. Après tout bien que de 5 ans mon aînée Nadine était une fille de la campagne, avait des buts arrêtés dans la vie, elle voulait devenir infirmière et préparait sa rentrée à l’école de Montluçon. Franchement me disais-je elle va vite m’oublier. La rentrée fut maussade autant qu’elle pouvait l’être. Je retrouvais toutes les tètes connues et quelques nouvelles qui venaient agrandir la cohorte de mes camarades de classe. Les premières semaines passèrent et la rectitude des horaires et des rituels , ou les habitudes retrouvées, m’éloignèrent peu à peu de ces fabuleux souvenirs de l’été.
Nous étions les pieds dans la Viosne, un camarade et moi en train d’attraper un orvet quand le garçon préposé au courrier me héla de loin en brandissant une enveloppe. Comme nul ne m’écrivait jamais il supposait que cela valait le coup d’appuyer un peu plus l’événement et il alla jusqu’à nous rejoindre en courant pour me donner la lettre.Je ne connaissais pas l’écriture sur l’enveloppe et soudain je pensais à elle , à Nadine en découvrant le tampon de la poste de Vallon en Sully.Je la mettais dans ma poche pour ne pas la lire devant mes camarades et repartait à la recherche des serpents et des épinoches, seules occupations à peu prés intéressantes durant les interclasses.
Ce fut le soir venu, après le dîner et la chapelle, lorsque je me retrouvais dans la chambre à l’abri des regards de mes camarades partis à la douche que je décachetais la lettre et découvrais pour la première fois l’écriture fine et resserrée de Nadine. La première lecture fut brouillée par la recherche de mots précis que je n’y découvrais pas. A la seconde je comprenais qu’il devait sans doute y avoir la même pudeur se cachant derrière la banalité des mots que je lisais et relisais.. un vrai bégaiement de lecture . Il n’y avait là que des nouvelles de sa vie, toutes simples et rien d’affectif ne semblait percer sinon un je t’embrasse en bas de page.Mais ce n’était pas grave, j’avais une lettre de Nadine et la pension toute entière se transforma en un établissement de luxe estival dans les profondeurs de l’automne cette année là .
Je crois que je répondis une première fois à Nadine en tentant de placer un peu plus de chaleur qu’elle dans mes mots sans pour autant parler de sentiment. Finalement l’ambiguïté me paraissait être le garde fou nécessaire à cet échange épistolaire. Je lui racontais mes journées, mes déboires, mes réussites, mes rêves d’adolescent , avec de temps à autre une référence discrète au souvenir de nos promenades. Et à la fin j’avais écrit une lettre par jour à Nadine, il était temps de revenir chez mes grand parents pour un nouvel été..
Mon cœur battait la chamade j’avais la tête en feu alors que je gravissais la cote après les 8 km à pied que j’avais déjà effectués ma valise à la main. Je n’avais prévenu personne du jour de mon arrivée. Je voulais tout savourer dans le menu, que nul ne vienne déranger ma joie, mon bonheur.C’est en fin d’après midi que j’arrivais au hameau, les coucous se répondaient dans le lointain et un parfum d’herbe coupée flottait dans l’air.La maison des deux sœurs était sur mon chemin j’en profitais pour faire un saut , peut être apercevrais je Nadine enfin? Effectivement elle était là, je mis un moment à comprendre ce que je regardais, un gros gaillard vêtu de cuir chevauchant une moto dans la cour était en train de l’embrasser . Elle était pendue à son cou.. et soudain elle me vit, se détacha à peine et me fit un petit signe de loin. Un sourire arriva je ne sais comment sur mes lèvres et sans un mot je tournais les talons pour rejoindre la ferme de mes grand parents.
J’ai gardé longtemps toutes les lettres que m’avait envoyées Nadine, je me souviens aussi avoir regretté de n’avoir pas conservé de doubles de celles que je lui avais adressées.
C’est bien plus tard prés de la trentaine, que j’ai décidé de les brûler. Un nouvel amour arrivait comme une page vierge il fallait faire du vide.
Il y a ainsi des histoires, des récits plus ou moins inscrits à mi chemin de la réalité et du rêve comme désormais des tableaux rangés au fond de mon atelier qui n’attendent que le bon moment, le juste regard peut-être aussi pour atteindre à l’importance qu’ils méritent. Qui décide de la valeur de cette importance..? Moi bien sur car j’ai bien peur qu’il n’y aurait personne au final si de temps à autre je ne partageais pas ces objets enfouis comme des secrets.
Un bon ami à moi à coutume de dire : » Qu’est ce qu’un homme ? et il rajoute c’est tout ce qu’il ne montre pas, tout ce qu’il cache. » J’ai longtemps caché, dissimulé jugeant tout cela autant impudique qu’insignifiant, banal, mais mon chemin m’amène à rencontrer des gens qui, dans la confusion qui hier était mienne, peuvent entendre parfois comme un écho de leur préoccupations, de leurs entraves en accompagnant les miennes dans leur lecture. Et juste pour ça, pour établir des ponts entre les êtres le partage et le don sont importants.
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