
J’ai toujours été persuadé de la réalité des fractales. La plus petite partie d’un événement en raconte autant qu’une vie entière aussi pourquoi rédiger ma biographie autrement qu’ainsi … ?
Dans mon adolescence je fréquentais une jeune fille d’origine sicilienne. Elle était toujours accompagnée d’un chien énorme lorsque je la retrouvais les soirées d’été au bord de l’Oise, du côté de l’Isle Adam petite bourgade bien sous tous rapports. Elle me retrouvait avec le chien en cachette de ses parents dont elle me disait que cela leur ferait bien de la peine. A cette époque je n’étais pas très malin mais j’étais déjà très imaginatif et avec cette suggestion j’avais tissé une histoire semblable à celles de Mérimée…
Le père de la jeune fille était architecte, il avait quitté la Sicile enfant pour se retrouver en Tunisie où il avait eut la chance de se faire embaucher comme grouillot dans une société de construction. A force de cours du soir, de volonté il avait gravit tous les échelons de la petite entreprise jusqu’à devenir le « bras droit » du patron. Puis ils étaient partis en France, à Marseille et tout avait été à recommencer plus ou moins car le bonhomme n’étant pas diplômé architecte DPLG il ne pouvait trouver un poste équivalent à celui qu’il avait quitté. En tous cas lorsque la jeune fille me parlait de son père je sentais à la fois son amour et sa crainte pour lui et sans doute cela faisait il écho avec ma propre histoire, car je me mis en tête un jour de le rencontrer et d’obtenir son attention, à défaut de son admiration. En tous cas il était clair qu’en ce qui concernait la jeune fille nous étions rivaux.
Durant presque une année jamais je ne vis les parents de la jeune fille, c’est à dire que jamais elle ne me proposa ne serait ce que de venir l’attendre devant chez elle.. Elle habitait un joli lotissement dont j’avais entendu parler qui possédait une piscine gratuite pour tous les résidents.
Il n’y eut qu’une fois où elle me donna rendez vous avec une ou deux de ses camarades à la piscine qui était bien excentrée de leur domicile. Lorsque je la vis mon cœur battait la chamade comme d’habitude mais je n’en montrais jamais rien et c’est alors qu’elle se dévêtit de sa robe blanche légère et ce fut la première fois que je pus admirer son corps. Ce fut un éblouissement véritable de percevoir ses hanches, ses courbes, le grain de sa peau, le léger duvet à certain endroit sous l’oreille, c’était comme si mes yeux avaient la possibilité de zoomer chaque cm carré de ce corps extraordinaire, soudain démesuré et que je fusse alors devenu moi-même inversement aussi insignifiant, minuscule, à la manière des lilliputiens.
Je découvrais le désir avec l’amour de façon violente et enivrante à partir de ce jour à marquer d’une pierre blanche. Alors nous montions sur les hauts plateaux et toujours accompagnés du gros chien nous marchions, courrions, dans les maïs, la luzerne et de temps à autre j’étalais ma veste pour qu’elle ne tache pas ses robes claires et nous nous enlacions, nous embrassions mais sans jamais parvenir à faire l’amour vraiment. L’ombre du père, de nos pères respectifs étaient si présentes que nous omettions alors bizarrement d’évoquer les mères.
La sienne d’après ce qu’elle m’en racontait avait été une fille de famille modeste, sicilienne également, elle s’occupait de son foyer ne travaillant pas et je percevais dans le récit qu’elle m’en faisait à la fois son admiration et son rejet de la condition qu’elle avait épousée. C’est-à-dire qu’elle était femme au foyer, bonne cuisinière, bonne ménagère, c’était aussi elle qui allait pleurer chez le banquier pour augmenter les découverts du couple qui tirait toujours le diable par la queue chaque fin de mois. Etrangement j’aurais pu dire la même chose de ma mère en grande partie, sauf sa fuite dans le paranormal et le vin blanc d’alsace.
J’avais compris que cela ne satisferait pas la jeune fille d’emprunter le chemin de sa mère, d’être dépendante de l’homme de la maison, et d’avoir malgré tout ce pouvoir de Mama qui la positionnait dans une image de féminité chtonienne
Ce fut un jour de mai lors d’une sortie scolaire à Auvers sur Oise pour visiter l’église et le cimetière ou sont enterrés Vincent et Théo Van Gogh que sans trop savoir pourquoi je lui avais adressée la parole pour la première fois.. Je ne sais ce qui m’a pris mais j’ai du dire un truc comme « j’ai la clef du 7eme ciel » avec un aplomb épatant dont j’ai toujours eu le secret malgré ma trouille des autres à cette époque.
C’est que je commençais à perdre mes cheveux et cela me blessait intérieurement comme si j’étais frappé par une sorte de fatalité, de mauvais sort. J’en avais une honte terrible et je passais un temps fou devant mon miroir le matin pour arranger ma perte de façon savante et dérisoire. Du coup j’avais élaboré la stratégie de me moquer souvent de moi en premier pour désamorcer toute observation concernant ma calvitie naissante. En fait il n’y avait pas que cela dont j’avais honte lorsque je voyais tous ses fils et filles de notables insouciants et arrogants.
Depuis 1974 avec le choc pétrolier mon père avait perdu son emploi et une sensation de pauvreté et de misère s’était abattue sur notre maison qui d’ailleurs ne se trouvait pas à l’Isle Adam, mais un peu plus loin, à Parmain dans un quartier modeste. Ainsi à 39 ans, sans diplôme et se retrouvant face aux fameux tests psychologiques qui commençaient à entrer en vogue dans les entretiens d’embauche, mon père perdait complètement les pédales et passait ses journées dans des états variant entre la catatonie et la fébrilité. Ça se terminait presque toujours par des colères et des propos blessants pour toute la famille. Cette lâcheté m’écœurait profondément comme celle de ma mère qui ne lui tenait tête que mollement. Je suppose que cette histoire d’amour avec la jeune fille était pour moi finalement ce qu’était le paranormal et le vin blanc pour ma mère alors, une sorte échappatoire.
Elle peignait encore je crois à cette époque, du moins avant que mon père ne soit là toute la journée. Elle se mettait dans la salle à manger, et tous les après midi ressortait tout son matériel de peinture et se plongeait dans la copie de tableaux de maitres anglais… la plupart du temps des paysages dramatiques comme devait l’être son état d’esprit. Plus jeune je m’asseyais prés d’elle et barbouillais du papier avec les couleurs qu’elle me donnait. De temps en temps elle me donnait un conseil mais la plupart du temps nous partagions un silence qui n’était pas inquiétant au contraire, j’avais l’impression de la retrouver vraiment à ces moment là. Sans qu’aucune parole ne sorte de nos bouches. Mais une fois ce silence rompu, tous les mensonges recommençaient bien sur.
J’imagine que la copie de tableaux était pour elle une manière de dénouer le fil de ses mensonges comme plus tard pour moi l’abstraction, le mouvement, le désordre sera ma façon à moi de retrouver un ordre dans ma propre vie pour m’extraire à ma façon de mes mensonges aussi.
Il y a dans notre famille une utilisation de l’art comme en religion celle du Christ, une tentation de croire que nous pourrions être sauvés qui durera longtemps en ce qui me concerne.
En attendant de peindre, c’était l’amour de cette jeune fille que je chérissais qui me donnait la sensation de retrouver la justesse de mon esprit. Je ne me souviens pas de lui avoir beaucoup menti au début, j’avais été moi-même car sans illusion qu’elle puisse s’intéresser à moi. Alors que mes camarades de lycée l’assaillaient de propositions qu’elle déclinait systématiquement le fait sans doute que je ne lui eus jamais adressé la parole autrement que par cette pauvre phrase idiote : « j’ai la clef du 7eme ciel » avait du lui donner comme un signe de mon indépendance d’esprit éventuel… et puis un jour elle m’avait dit ce que son père lui avait confié sur le monde :
-Dans la vie il y a les lanternes éteintes et les lanternes allumées
Cette phrase qu’elle m’avait rapportée de la bouche du père m’avait profondément ébranlé car je la sentais juste, profonde, en même temps qu’elle m’indiquait toute l’exigence de cet homme que je ne connaissais pas encore.
Il peignait lui aussi, pendant des journées entières le weekend dans une sorte d’atelier qu’il s’était construit dans le grenier de leur maison.
Ce ne fut que plusieurs années plus tard que je le rencontrai enfin. Il avait tellement de tableaux que toute la famille le sommait d’en faire quelque chose, d’exposer. Pour cela il fallait constituer un book et comme j’étais photographe je me proposais de l’aider.
J’étais encore ignare en matière de peinture mais j’avais le sens de l’équilibre et de la justesse étrangement et lorsque je découvris toute cette œuvre je fus frappé d’émotion et cela me rendit le père de la jeune fille encore plus proche. J’aurais aimé avoir un père comme ça sans doute que c’est cela que je me suis dit à l’époque. Il y avait dans leur maison un raffinement que je découvrais totalement. Je me sentis barbare et ignorant et cette constatation acheva de me convaincre que je serai toujours un étranger pour des personnes si délicates et instruites
En attendant nous passâmes deux journées à prendre toutes les peintures en photo et je lui remis toutes les bobines de diapositives pour qu’il les porte au laboratoire. Je crois que je fus invité à un repas pour me remercier car mon travail lui avait plu. Le père de la jeune fille me raconta quelques bribes de sa vie que je connaissais déjà car j’ai toujours eut une mémoire d’éléphant, à moins que je ne fusse une éponge sur pattes pour tout ce qui m’intéresse vraiment.
La jeune fille s’inscrivit en faculté de médecine et comme nous étions toujours amoureux l’un de l’autre je lui proposais de trouver un appartement ensemble. Mais elle refusa prétextant à nouveau la peine qu’elle ferait à son père s’il savait. Ainsi malgré tout, même après qu’elle m’eut présenté à sa famille j’étais encore un étranger, mon existence dans sa vie serait une tache, une honte pour elle vis-à-vis de ses parents…
Néanmoins je parvenais par l’intermédiaire d’un oncle à lui trouver un logement. Au dernier étage de la banque de France à la Bastille celui-ci avait conservé l’appartement de sa jeunesse et il fut d’accord pour le louer à un tarif modeste. Il rencontra les parents de la jeune fille, établirent les papiers et ne dit évidemment aucun mot sur notre relation de parenté.
C’est alors que commença pour moi une vie étrange ou je passais la semaine en compagnie de la jeune fille et le weekend comme elle revenait chez ses parents je me retrouvais seul.
A cette époque je travaillais comme archiviste dans un cabinet d’architecture, chez Andrault et Parat, rue vieille du temple. Evidemment que l’association de ce métier et des personnages que je rencontrais en ces lieux me rappelaient l’ombre du père de la jeune fille perpétuellement.
L’un de ces deux architectes notamment avait une sécheresse de ton lorsqu’il s’adressait à ses subalternes qui me rappelait l’exigence que certaines personnes peuvent avoir pour les autres car elles l’ont déjà pour elles même. Rien n’allait assez vite, rien n’était assez bien fait, rien n’allait jamais et il était obligé de tout contrôler tout vérifier je ne peux faire confiance à personne. Aussi quand on me proposa de réaliser des photographies d’une maquette car j’avais déclaré être photographe je me sentais dans mes petits souliers le jour ou j’apportais à Andrault ma première série de tirages en noir et blanc sur papier baryté.
Il regarda les tirages sans moufter, et les lunettes sur le bout du nez il releva la tête me considéra un instant puis me dit ok c’est toi qui fera les photos désormais c’est meilleur que le labo ou nous allons d’habitude puis il retourna dans ses plans et je compris que l’entretien était terminé. J’avais du mal à le croire je venais d’obtenir une promo j’étais photographe.
Je crois que le même manque de reconnaissance finalement entre le métier que j’effectuais désormais et ma position vis-à-vis de la famille de la jeune fille se confondirent soudain à partir de ce moment là.
Sans doute la peine se mua t’elle en chagrin puis en une sorte de colère sourde en moi. Je me mis à rejeter l’ensemble un mercredi à l’heure du déjeuner
Ce jour là nous devions nous retrouver la jeune fille et moi autour d’un bon repas quand soudain j’entendis des pas dans le couloir, et on frappa à la porte. La jeune fille devint pale comme un linge et me murmura que ce ne pouvait être que le père qui venait la visiter. Elle me proposa de me cacher dans un placard de la chambre ce que je refusais bien sur. Et j’allais ouvrir la porte moi-même.
Le père entra en silence et ce fut un moment entre le burlesque et le dramatique magnifique. J’avais déjà basculé dans le cynisme en un claquement de doigt. La jeune fille lui proposa de partager notre repas ce qu’il déclina. Il toucha à peine le verre d’eau qu’elle lui avait apporté. Bourra sa pipe et déclara qu’il passait juste pour l’embrasser et il s’en alla aussi vite qu’il était venu.
Elle éclata en sanglots prétextant qu’elle l’avait profondément déçu. Mais pour moi c’était déjà trop tard je m’en moquais, je pris ma veste à mon tour et retournais à mon travail en serrant les dents.
Quelques mois plus tard je démissionnais du cabinet d’architecture sans doute en raison du manque de reconnaissance des patrons envers mon travail. Il ne me suffisait pas d’obtenir un cheque en fin de mois et de pouvoir m’acheter tout un tas de papiers et de produits photos à la charge du cabinet, il me fallait en plus des louanges ce que je n’obtins jamais. Et puis ce furent les congés d’été et la jeune fille bien sur retourna chez ses parents et je désertais l’appartement vide pour me réfugier dans les bras d’une dame d’un certain âge habile dans les exercices de l’amour refusant pour longtemps d’abandonner mon cœur aux chiens.
Cette aventure m’a appris beaucoup de choses sur moi-même notamment jusqu’ou je pouvais aller par manque de confiance en moi en me jetant dans une aventure aussi insensée. J’avais toujours la propension à excuser tout le monde pour ne peiner personne, ma capacité d’admiration et de compassion envers les êtres était neuve et me permettait d’explorer le mensonge sous toutes les coutures, ceux que l’on fait aux autres bien sur mais aussi ceux que l’on se fabrique envers soi-même. C’est à partir de ce moment que j’ai décidé de me jeter corps et âme dans ce que je croyais être l’art, c’est-à-dire un lieu ou je pourrais enfin établir une harmonie de toutes ces confusions pour en exprimer la beauté. Des années plus tard en reconsidérant cette histoire celle-ci me laisse non plus un gout amer comme y en aura été pendant longtemps mais plutôt la certitude que sans histoire l’existence serait bien fade.
Des histoires j’en ai encore beaucoup à raconter car la lucidité m’a laissé un cadeau magnifique en me tenant en toutes circonstances neuf et naïf… comme à chaque fois que je prends une nouvelle toile finalement…pouvoir tout encaisser à nouveau comme un personnage que je construirais à chaque fois juste pour comprendre jusqu’ou les choses peuvent aller … et finir par faire sourire l’auteur dans sa solitude essentielle, celui qui se cache toujours derrière tous les mots qu’aucun de ses personnages ne pourra jamais écrire.
Il y a encore une chose que j’ai oublié de raconter c’est le jour ou mon père revint à la maison avec une grande toile et une magnifique boite de couleurs à l’huile. Cela ne dura que le temps d’un weekend cet engouement pour la peinture. Il descendit au jardin cueillir une belle rose rouge et il commença à la tracer très adroitement au fusain. Puis il badigeonna le fond de la toile d’orangé rouge, donna quelques couleurs à la rose et puis le tableau resta inachevé pendant longtemps.
A sa mort je du vider sa maison et j’ai retrouvé ce tableau. Je l’ai encore conservé quelques années et un jour je ne sais pourquoi j’ai pris un pot de Gesso et je l’ai recouvert complètement pour réaliser un autre tableau. Le plus étrange est que je ne me souviens pas du tout ce que j’ai peint sur celui-ci … Impossible de m’en souvenir et j’ai l’image d’un doigt qui barre des lèvres pour dire chut tout cela n’est pas bien grave.
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