
Mon grand père, le père de mon père, pouvait rester dans le silence durant des jours entiers. Lorsque je me rendais chez lui en vacances, il venait me chercher sur le quai de la petite gare de Vallon en Sully, me saluait avec un bon sourire en m’ébouriffant les cheveux, puis nous nous engagions sur la route qui mène vers Chazemais avec comme fond sonore les toussotements de la vieille ami 8 qu’il conduisait avec difficulté, car le véhicule devait tirer un peu sur la gauche.
C’est à l’une de ces occasions, mon train étant arrivé tard à la nuit tombée et tandis que nous remontions vers le hameau où mes grands parents vivaient, que nous nous encastrâmes dans la 2 CV de la coiffeuse de Chazemais qui, fortuitement, se rendait au bal ce soir là.
Jusque là, je devais avoir 12 ans, je n’avais jamais connu d’accident de la route. Aussi quand le choc se produisit je fus à la fois attentif et en même temps stupéfait par la lenteur apparente dans laquelle cet accident se produisit. J’utilise le passé-simple dans cette suite d’évènements passés car, dans mon esprit , il me semble encore que beaucoup de choses que je m’expliquerai plus tard débutent ici justement, à ce point très précis et soudain, pour se poursuivre longtemps après dans l’inachevé, dans cet étrange présent que propose une question sans réponse.
Cependant à aucun moment je ne me souviens avoir entendu le moindre son sortir de la bouche de grand-père.
Nous restâmes hébétés tous les deux, sauf la coiffeuse là-bas qui hurlait dans la nuit car elle avait eut une jambe brisée dans l’accident. Je me souviens de toute la scène éclairée par les phares de l’Ami 8 qui, malgré le bond en arrière dû au choc, fonctionnaient toujours.
Enfin les gendarmes arrivèrent, puis l’ambulance et la dépanneuse presque en même temps et à la fin de cet événement, nous fumes ramenés à la maison.
Evidemment grand-mère se faisait un sang d’encre de ne pas nous voir revenir, houspilla grand père qui jugea inutile d’en rajouter en racontant notre petit drame. Comme il était tard nous nous restaurâmes d’un repas frugal et allâmes nous coucher.
Je ne crois pas me souvenir que mon grand père se soit risquer à échanger plus de mots que nécessaire ce soir là. Il s’endormit presque aussitôt et rapidement ses ronflements puissants envahir la chambre dans laquelle nous dormions.
Puis les vacances commencèrent vraiment et, comme à mon habitude, j’allais me promener dans tous les chemins environnants afin de me dégourdir les jambes et m’éloigner aussi de l’ennui pesant qui régnait à la maison. Ces deux vieux, la plupart du temps silencieux, leur présence, conféraient au tic tac de la vieille horloge bourbonnaise, un je ne sais quoi de glaçant, d’inquiétant et qui, souvent, m’affolait au plus haut point.
A de rares moments cependant, et on ne savait jamais ce qui allait déclencher cela, mon grand père commençait soudain à raconter des histoires. En général c’était toujours les mêmes histoires qui revenaient régulièrement. Je ne me souviens plus si c’est parce que je grandissais, ou s’ils les agrémentait de nouveautés, mais c’était à la fois des récits familiers et en même temps étranges. J’ai mis un certain temps plus tard à comprendre que tout venait de l’ordre dans lequel il les racontaient à haute voix.
J’ écoutais poliment tandis que grand-mère, qui devait en avoir largement soupé de les avoir écouté mille fois, s’occupait à la cuisine ou au ménage, enfin bref ne les écoutait plus.
— Tu radotes le vieux, lançait-t ‘elle un peu méchamment en passant près de nous en brandissant son plumeau.
Mais grand-père semblait tellement content d’avoir trouvé une oreille attentive que je ne bougeais pas de ma chaise même si, à la fin, il m’arrivait de trouver le temps long, de m’ennuyer un peu.
Puis je grandis encore et la maison de mes grand parents devint une sorte de camp de base tandis que j’augmentais le périmètre de mes vagabondages jusqu’à Vallon puis, assez vite, Saint Amand Montrond et même ma chère forêt de Tronçais, grâce à un vieux solex que grand père m’avait dégoté.
Là je retrouvais les forains que j’aidais, moyennant quelques pièces, afin d’installer leur cirque. Comme j’étais costaud, ma tache constituait alors principalement à soulever les lourdes plaques d’acier et de fonte qui formaient le plancher des auto tamponneuses. Et comme je jouais de la guitare, il m’arrivait le soir de monter sur la scène du petit bal qu’ils emportaient de village en village et je reprenais alors des standards comme « bebapeloula » ou « when a man love a woman ».
Je devais être au goût des filles car ce n’était certes pas par ma maîtrise de l’anglais ou de la musique que j’aurais pu imaginer les attirer. Du coup je rentrais fort tardivement, parfois juste avant l’aube, à cheval sur mon solex pétaradant dans les nuits tièdes.
J’aurais voulu parler de tellement de choses avec ce grand père, des filles notamment, que je ne comprenais déjà pas vraiment, mais je n’ai jamais osé. Quand il était prostré dans son silence, le moindre mot qu’on pouvait lui adresser alors semblait le traverser et il se contentait d’un hochement de tête ou alors d’un oui oui oui …comme s’il désirait ainsi se débarrasser de l’affaire, couper court à l’échange.
Quand il partait ainsi dans la narration de ses aventures, je m’étais amusé à tenter de l’interrompre pour lui poser des questions. Il suspendait alors son récit comme on laisse passer un train de marchandises et disait « oui oui oui » puis restait silencieux un instant et en fin de compte, reprenait sans jamais répondre à la question.
Je me disais qu’il était vieux et sans doute un peu fou. Aussi mes escapades me ravigotaient-t ‘elles, je me disais que j’avais tout l’inconnu devant moi, tout un tas de choses étranges, à la fois horribles et merveilleuses, et régulièrement je me rassurais beaucoup en me disant que de nombreuses personnes n’étaient pas comme ce grand père bizarre. Qu’il pouvait en exister certaines susceptibles de répondre à mes questions surtout.
Je me souviens de ces nuits passées à discuter avec les forains, avec les autres musiciens du bal, avec les filles, même si je ne me souviens pas du contenu de toutes ces conversations. C’est l’ambiance générale qui m’en est restée, comme une fragrance de tilleul et un joli contraste avec les journées passées à la ferme durant lesquelles je supportais l’ennui.
Enfin, plus je grandissais, plus grand père se réfugia dans un profond silence.
Il ne prenait même plus la peine de vouloir raconter des histoires.
En l’observant parfois de biais tandis qu’il regardait les informations à la télévision, désormais toujours allumée à l’heure du repas, je voyais ses mains s’animer et sa bouche murmurer des choses inaudibles. Les yeux dans le vague, il devait continuer à se raconter à lui même ses foutues histoires ayant compris une fois pour toutes qu’elles n’intéressaient vraiment personne d’autre que lui-même.
Bien des années plus tard, j’allais bientôt approcher le quart de siècle et l’idée de la mort me hantant, m’obsédant je m’étais dit qu’il fallait absolument que je voyage pendant que j’étais jeune.
Et comme je n’avais pas beaucoup d’argent, c’était l’excuse que je ne cessais de me donner pour ne pas le faire, je pris cette année là deux jobs, un pour la journée et un pour la nuit afin de me constituer un honorable pécule pour mener à bien ce projet de voyage.
Quelques mois plus tard, à la tète d’un petit pactole de quelques milliers de francs, je me rendais à la porte de la Villette pour prendre un bus vers Istamboul.
Je passais 6 mois merveilleux comme dans une irréalité totale et, lorsque je revins en France cet hiver là, ma petite amie me fit comprendre qu’elle préférait rompre notre relation. Ainsi commença une période aride, en déménageant de notre appartement et errant de logement de fortune en cohabitation durant quelques mois.
Du coup je tentais, moi aussi à présent, de vouloir raconter mon magnifique voyage, tout ce que j’avais vu, tout ce que j’avais senti, éprouvé. Moi aussi je m’étais mis à raconter des histoires, mais très vite je me suis aperçu que les gens s’en fichaient, leur attention ne durait guère que quelques minutes en général. Enfin des pensées personnelles les traversaient, j’observais leur regard se voiler, partir dans un ailleurs qui n’était pas le mien. C’est alors, peu à peu et non sans difficulté, que j’appris à me taire. Et au final durant de longues années je n’ai plus du tout parlé de mes voyages en général.
Je crois qu’avant d’avoir trente ans j’étais tout à coup devenu vieux moi aussi. Vieux dans le sens où je ne m’illusionnais plus sur la réalité des échanges en général. Et sans doute est-ce à partir de là que j’ai tenté d’être plus habile que mon grand père, que j’ai pris l’habitude de m’asseoir à une table, n’importe où, n’importe comment, mais toujours seul, afin de les écrire.
Un beau récit. On s’y croirait!
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Merci Bernard 😉
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