Joie et tristesse

Depuis quelques jours Zozime s’était aperçu qu’il se désintéressait d’une image du monde tel que durant des années il en avait nourrit l’idée. C’était comme une sorte de mue lente indolore et progressive. Ça pouvait aussi ressembler à la chute d’ écailles qui, doucement, se détachaient de son regard gris bleu pour voleter au loin comme des graines de pissenlit portées par de légers hélicoptères de soie.

Pourtant aucun événement marquant n’avait donné le coup d’envoi de cette métamorphose qu’il traversait. Aucune tragédie, aucune extase particulière. Les jours avaient filé comme ils ont l’habitude de le faire, sans qu’il s’en aperçoive et puis tout à coup l’équilibre des choses avait changé, l’un des plateaux d’une balance imaginaire s’était infléchi.

Une plume pesait désormais plus que la fonte. Bien qu’il s’en étonna il ne pouvait réfuter le fait que son cœur en était allégé.

Durant des années il avait désespérément cherché la grâce comme seuls les adolescents peuvent perdre leur temps à le faire. Pour l’obtenir il n’avait guère ménagé ses efforts. Parfois le vieil homme qu’il était devenu levait encore les yeux au ciel à la recherche d’un signe quelconque. Mais le signe n’était jamais venu. Il venait d’avoir 60 ans depuis quelques semaines et puis soudain quelque chose d’ineffable dans l’air d’été, nous étions au mois d’août, quelque chose qu’il aurait été bien en peine de définir lui était littéralement tombé dessus sans qu’il n’y prenne garde.

Lorsqu’il s’assit ce matin là sur le banc public dans le jardin qui se tenait face à l’océan, il tenta de mettre un peu d’ordre dans l’écho de ce chaos qui semblait le déserter comme un vieil ami vexé. Avec application il convoqua quelques souvenirs douloureux occasionnés par le désordre de sa vie mais il fut surpris de ne pas ressentir l’amertume habituelle, si familière et autant l’avouer si confortable qu’il prenait plaisir à cajoler comme un chaton.

La nostalgie, cet espace qu’il habitait comme un second chez lui, était comme une sorte de ruine abandonnée envahit par la végétation qu’il considérait désormais comme une vague réminiscence sans véritablement d’aspérité.

Toute la tristesse du monde quelques jours à peine auparavant habitait ici vêtue de noir et de gris et aujourd’hui le lieu vide procurait à l’absence une présence toute neuve, inédite.

En fermant les yeux Zozime pouvait apercevoir la métamorphose de la vieille femme tragique en une jeune fille qui désormais lui souriait gentiment.

Il eut faim et dénoua le torchon qui contenait un peu de pain frotté d’ail et d’huile d’olive et se mit à le mâcher par petits morceaux consciencieusement. Le gout du pain, de l’ail et de l’huile d’olive, tout cela mélangé à cet apaisement qui s’installait en lui était proche d’une sensation de joie tellement intense qu’il s’interrompit à peine après avoir englouti quelques bouchées.

Ainsi entre la tristesse et la joie il resta assit durant un moment indéfini à contempler l’océan par delà les haies d’hibiscus en éprouvant une étrange certitude lui qui toujours avait été perclus de doutes.

Oh bien sur cela n’avait rien à voir avec le torrent d’émotions mystiques dont il avait autrefois rêvé. Non.

C’était juste une certitude qui s’installait peu à peu comme un oiseau qui blottit la tète sous son aile pour s’inventer un logis afin de traverser la nuit. Peu importait dans le fond à Zosime que cette certitude apaisante, rassurante dure encore aujourd’hui et peut-être les jours suivants. Il lui paraissait évident qu’il serait désormais en mesure de la convoquer à chaque instant dès qu’il le désirerait.