N’importe quoi

Tu as certainement déjà fait n’importe quoi dans ta vie au moins une fois. Disons une tentative de t’opposer par ce « moyen » à quelque chose qui à ce moment là pour une raison X ou Y ne te convenait pas. Un « quelque chose » d’inacceptable, d’incompréhensible auquel tu as opposé l’inacceptable et l’incompréhensible, en miroir. Les enfants font cela dans des circonstances particulières. Quand ils ont essayé d’emprunter le canal classique passant pas une question, restée la plupart du temps sans réponse où une réponse approximative qui ne leur convient pas, dans laquelle ils détectent le renoncement de l’adulte à prendre le temps, l’intérêt d’examiner cette question avec eux.

Ce n’importe quoi peut-être un reflet d’un quelque chose mal expliqué, mal digéré. Un de ses multiples reflets. Peut-être l’ultime quand on a tout essayé en amont, en vain.

Le déclencheur peut ne pas être directement lié à la situation. Le n’importe quoi peut surgir dans une période calme, déconnectée de la situation précédente. Sans relation apparente.

Je me souviens encore très bien par exemple d’une matinée de février où nous habitions à l’étage de la maison familiale dans le Bourbonnais. Nous sommes dans la cuisine, mon père a ouvert la fenêtre et l’air glacial s’engouffre dans la pièce, le froid se mêle à son odeur et la fige dans ma mémoire. Un léger parfum de vétiver associé à la glace, à la neige, au froid du carrelage.

Armé d’une carabine il vise quelque chose à l’extérieur de la maison. Je l’interroge, il me répond va dans ta chambre. Mais j’insiste pour rester. Je me colle tout contre lui et respire à grandes bouffées l’air froid et le vétiver. Au dehors j’aperçois enfin sa cible. Ce sont des oiseaux noirs. Des merles.

Ils ont coutume de venir là chaque matin et de chanter tout en dépouillant notre jardin de je ne sais quoi sous la neige. On les voit souvent picorer quelque chose. Et cela semble insupporter mon père ce matin là. Je ne sais pas si c’est parce qu’ils nous volent ou bien qu’ils chantent. En tous cas mon père est excédé par les oiseaux. Il les vise et quelques instant plus tard je vois des gouttes de sang et des petits corps inertes sur la neige blanche.

Mon père referme la fenêtre en disant « ça c’est fait » et va ranger la carabine à sa place dans un placard.

Je reste horrifié par son acte et le nez collé aux carreaux je regarde encore les cadavres qu’il laisse derrière lui. C’est incompréhensible pour le gamin que je suis, c’est un acte gratuit et absolument dépourvu de sens . Même aujourd’hui, l’énervement ou l’avarice ne peuvent expliquer que l’on puisse s’emparer ainsi d’une ou de plusieurs vies.

Même si désormais je suis en mesure de comprendre intellectuellement ce genre d’acte , quelque chose au fond de moi le refuse totalement.

C’est injuste, ça ne va pas du tout dans le sens que je perçois du monde, des choses en général. C’est mon aspect infantile, fleur bleue, comme on voudra , cet aspect de moi-même que j’ai souvent caché aux autres puis, des années plus tard, que j’ai aussi fini par me dissimuler à mes propres yeux.

Mon père avait commis une chose qui pour moi représentait une forme horrible du fameux « n’importe quoi ». Ce même n’importe quoi qui souvent qualifiait mes actes ou mes paroles d’enfant au regard de la famille.

Ainsi donc je découvrais plus ou moins consciemment qu’il pouvait exister un n’importe quoi acceptable et un autre inacceptable. Peut-être existait il des degrés comme sur une échelle du n’importe quoi.

C’est un matin de juillet maintenant. Comme on voyage vite dans la mémoire ! Je viens de fêter mon 7 ème anniversaire cette année là, et tout le monde ne cesse de me rabâcher que j’ai enfin atteint l’âge de raison.

« Il faut absolument que tu deviennes raisonnable »

Le marché remballe. Les commerçants chargent leurs cageots et cagettes dans leurs camions, il y a des feuilles de choux et des pommes pourries sur le goudron. Sans savoir pourquoi j’en ramasse une et la lance vers le ciel sans me poser la question de savoir où elle va terminer son trajet.

Pile poil sur la tête d’un gamin qui passe au loin avec sa mère. La pomme pourrie en plein sur le crane s’écrase au ralenti et je vois le gamin tomber au sol direct sous l’impact. La mère affolée. Et presque aussitôt je reçois une gifle de la part de ma grand-mère qui bien sur a tout vu.

La mère regarde tout autour d’elle et finit par conclure que c’est le gamin là bas -moi- qui me tient la joue- le responsable de cet acte insensé.

Non mais c’est vraiment n’importe quoi sale petit merdeux ! elle hurle.

Ma grand-mère est déjà presque à sa hauteur et l’aide à relever le môme. Plus de peur que de mal. Il n’y a pas de sang. Pas de neige. Pas de sang sur la neige. Et au lieu du mot merle, le mot merde. J’ai fait une belle connerie ce matin là sans savoir pourquoi, sans raison. J’ai envoyé une pomme pourrie en l’air vers le ciel et elle a frappé un môme au loin.

Je n’avais jamais fait le rapprochement entre ces deux scènes. Mon père qui tue des oiseaux à la carabine et moi qui blesse un gamin avec une pomme pourrie.

Nous avions fait n’importe quoi tous les deux de façon séparée dans le temps et soudain nous nous rejoignons dans ce lieu commun.

On pourrait appeler ça le lieu du n’importe quoi.

Aujourd’hui que je repense à tout cela, ce n’importe quoi recèle un sens profond, quelque chose qui nous réunit à nouveau, longtemps après qu’il soit parti.

Et si lui aussi avait vécu gamin des scènes incompréhensibles, et si lui aussi gamin avait reçu un jour sur le crane une pomme pourrie et était resté hébété par la totale injustice et la bêtise, peut-être que tuer gratuitement des merles était aussi pour lui une façon de retrouver quelqu’un, quelque chose d’oublié depuis des lustres dans le temps.

Dans ce cas le n’importe quoi ne serait pas comme on le pense souvent, quelque chose qui n’a pas de sens.

Il aurait un sens que nous ne pourrions pas détecter dans l’immédiateté . Peut-être qu’il nous proposerait même de créer ce sens nous-même, au besoin.

Tout cela me ramène invariablement à la toile, à la peinture, au tableau. Toutes ces personnes qui, lorsqu’elles ne voient rien sur celui ci, rien de sensé, disent : c’est n’importe quoi !

Peut-être que ce n’importe quoi qu’elles voient sur la toile leur rappelle les leurs tous ces n’importe quoi qu’elles n’ont jamais pu résoudre par manque de temps, manque de patience, manque tout court.

Peut-être faut-il vraiment explorer tout le manque du monde pour à la fin s’adresser au « n’importe quoi » comme on s’adresserait au Sphinx.

Mais je ne vais pas engager mon texte sur Œdipe questionnant le Sphinx, cela les bouquins le racontent bien mieux que je ne pourrai jamais le faire.

Il y a tout de même la possibilité de s’imposer quelques limites, des contraintes en matière de « n’importe quoi », tu ne crois pas ?

Gustave Moreau Œdipe et la sphinx

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