On dit qu’il y a un âge pour se poser des questions. Par exemple l’adolescence serait l’âge des questions. Soit je suis un adolescent attardé soit il n’y pas d’âge vraiment pour s’interroger. J’ai longtemps cru que j’étais ce gamin boutonneux qui n’arrêtait pas de se surprendre dans les reflets des vitrines, des miroirs. C’était une angoisse à chaque fois cette question du « qui suis je ».
La lecture de Socrate m’a un peu calmé ensuite. Et puis chasser le naturel, il revient au galop, j’ai 60 ans désormais et je me pose toujours tout un tas de questions.
La seule chose qui a changé c’est sans doute le plaisir que j’y prends. Et puis ma foi, les réponses je peux en inventer autant que je le désire, ça n’a pas vraiment d’importance. Ce qui est important c’est de découvrir que la question n’est pas reliée à l’âge. Quelque soit l’âge c’est même une sorte d’hygiène mentale de s’en poser.
Ainsi je me demande si on peut utiliser l’écriture pour se sauver. Pas se sauver comme s’enfuir, se sauver pour s’extraire de cette culpabilité, de toutes les fautes qu’on imagine avoir commises dans une vie ? Est ce qu’écrire, c’est se passer à la question comme autrefois on torturait les gens, en les écartelant ou en leur chatouillant la plante des pieds jusqu’à ce qu’ils avouent ou succombent ?
Est ce que l’aveu est un but ? Un aveu nécessite une faute et au bout du compte la conscience de cette faute. J’ai traversé la vie ainsi en prenant conscience de toutes mes fautes, et puis un jour je me suis demandé ce que tout cela pouvait bien signifier. C’est quoi finalement une faute ? Par rapport à quoi ? Sans doute que j’ai commencé à écrire comme ça pour peu à peu m’avouer à moi-même mes fautes, à tout déballer dans l’aveu, pour parvenir à être un peu tranquille, pour me ficher la paix tel un hermaphrodite, un escargot qui de concrétion calcaire en concrétion d’encre se crée une belle coquille.
Qu’est ce que c’est qu’une faute ? C’est de ne pas emprunter le chemin qui va directement d’un point à un autre ? C’est s’égarer en route. Peut-être qu’une faute c’est un genre de flânerie, un passe temps, une fantaisie.
Je ne crois pas avoir assassiné directement qui que ce soit. Si des gens sont morts je n’ai été qu’un instrument qu’ils auront utilisé pour se flinguer. Je n’ai jamais pris de pistolet, de couteau, et je ne sais même pas fabriquer un nœud coulant. Ma jeunesse, mon inexpérience, ma naïveté, mon orgueil et ma candeur furent toujours mes seules armes dans le fond. Que tout cela soit considéré comme une faute dans ce cas nous sommes tous fautifs à un moment ou à un autre de nos vies. Et si tout le monde est fautif, finalement cela devient une sorte de règle, un théorème ou un axiome, en relation avec la mathématique du monde.
En revanche on peut éprouver cette sensation extrêmement pénible lorsqu’on est ignorant, de prendre sur son dos la faute comme si on était le seul, un jésus parcourant son calvaire, à porter sa croix. L’histoire de la paille et de la poutre en dit assez long sur le sujet. Il y a toujours quelqu’un qui te déclarera fautif de quelque chose. Et au besoin cet autre s’installe en toi bien profondément sans même que tu ne l’aies invité pour te le rappeler.
Et en même temps sortir du système proposé par la faute et qui donc implique de bien faire tout ce qu’il faut, te rend terriblement seul. La faute ça sert peut-être qu’à ça finalement, à ne pas se sentir complètement seul. Tant qu’on est encore relié au monde par la faute et la culpabilité, tout va bien si j’ose dire.
Est ce qu’écrire consiste vraiment à se livrer dans un aveu de toutes ses fautes ? ça ne fait pas vraiment rêver le lecteur éventuel.
Et pourtant une bonne partie de la littérature ne parle que de ça.
Je ne suis peut-être pas le lecteur rêvé.
J’ai lu plusieurs fois Dostoïevski, la première fois lorsque je me sentais fautif, accablé et j’ai trouvé que c’était vraiment une lecture chiante, j’allais au bout avec peine.
Et puis étrangement lorsque j’ai perdu ma culpabilité, vers la quarantaine je crois, j’ai repris tous ses livres et là j’ai découvert vraiment Dostoïevski, c’était limpide, un foutage de gueule en bonne et dû forme, énoncé avec un humour décapant et une subtilité formidable. Mais là aussi je me suis senti seul. Quand j’évoquais cet angle de lecture concernant son œuvre immense, j’avais l’impression d’être considéré comme un extra terrestre.
Est ce que l’écriture sert à la révolte, à libérer sa colère ? J’y ai cru aussi naturellement un moment et puis je suis tombé sur Léon Bloy. Oh la la Léon Bloy comme ce n’était pas du tout baisant. C’était même d’un ridicule achevé à la première lecture. Et là j’ai compris que de s’emballer et de se plaindre ainsi dans la colère ça portait plutôt le lecteur à rire. Mais pas un rire sain, un rire douloureux qui lui renvoyait sa propre image au lecteur.
Bon j’ai relu Léon Bloy quand même pour ne pas rester que sur une impression et en faisant attention à ce jeu de miroir. Et là, pareil qu’avec Dostoïevski c’est devenu un pote. Léon m’a permis de voir mon propre ridicule. Ce n’est pas rien.
Je pourrais ainsi citer bon nombre d’écrivains qui à la première lecture m’échappaient totalement. C’était parfois à me demander pourquoi j’avais tant besoin de lire pour être autant déçu.
ça ne parlait jamais d’autre chose que de ça finalement la littérature. De la déception. Il fallait que j’avale ce crapaud.
Pour ça il fallait que je change mon point de vue. Ne pas commettre cette faute énorme de lire comme un écolier. Il fallait lire comme un écrivain. Grande différence encore sur le plan des émotions et des pensées, et bien sur de l’obéissance.
Car pour bien lire il faut en premier lieu désobéir à tout ce qui nous est enseigné sur la lecture à l’école. Cette vénération de l’écrivain qui le place immédiatement sur un piédestal, je crois qu’elle m’aura énormément entravé lorsque j’étais jeune pousse.
Le respect c’est autre chose, personne ne l’enseigne véritablement. Et surtout pas avec cette histoire de faute et de bons points.
Le respect est une œuvre d’art comme les autres, cela demande du temps, de l’application, et beaucoup d’abnégation.
Mais alors si l’écriture ne sert pas à avouer, si l’écriture ne sert pas à déverser sa bile, à quoi sert-t’elle ?
Et là encore ce n’est pas la bonne question ou du moins elle n’est pas encore suffisamment précise.
Est ce que l’écriture sert à quelque chose ?
Voilà la bonne question, une question qui n’a pas d’âge.