« L’ignorance ma belle voilà notre cancer » a dit le vieux assit en face de nous dans le train qui file vers Palerme. Et puis il nous a tendu le sachet ouvert, un sachet plein de figues, Elsa en a pris une en remerciant le vieux poliment et je l’ai observée un instant la porter à ses lèvres et la déchirer , la déguster lentement. Moi je n’aime pas vraiment les figues j’ai décliné avec le plus grand respect. Les mots du vieux m’avaient ébranlé bizarrement, ça m’avait coupé l’appétit.

L’ignorance notre cancer ça sonnait super juste et ça me concernait vraiment. C’est dans le train pour Palerme que j’ai découvert ça, j’avais 18 ans et je me suis dit qu’il fallait vraiment que je lise encore et encore, que j’observe le monde, que je vive un tas d’expériences, pour repousser ça au delà de moi, pour repousser cette ignorance, ce cancer.
Je suis parti du fait que j’étais totalement ignorant sauf que je ne l’affichais pas. Tout au contraire j’étais absolument imbuvable et d’une outrecuidance démente. Un jeune con puissance 4 au moins. Et tout ça parce que je voulais conserver mon ignorance dissimulée, cette honte, ce cancer, que personne surtout ne visse à quel point le cancer m’avait déjà au trois quart bouffé la rate et la cervelle.
En fait je regardais autour de moi et je ne voyais absolument rien de rien de solide pour m’appuyer. Tout s’évanouissait systématiquement. Tout ce que moi surtout j’avais cru, aurait pu croire, projetais d’imaginer s’évanouissait, s’évaporait à une vitesse fulgurante et ce parfois d’une journée à l’autre, d’une heure à l’autre.
Il n’y avait rien de stable en moi et je sentais que c’était cette ignorance qui était à l’œuvre sans relâche. Plus je tentais de m’échapper de cette certitude, plus les doutes se renforçaient, plus je me découvrais ignorant plus je dissimulais cette découverte de chaque instant sous un masque d’arrogance et aussi de méchanceté parfois.
Elsa et moi, assis dans ce train pour Palerme. J’ai le pouvoir de revenir à cet instant autant que je le désire désormais. J’imagine que la mort doit ressembler à cela en grande partie. Le pouvoir d’accélérer ou de ralentir certains moments importants ou pas de notre vie. En extraire toute une quintessence qui ne nous servira plus à rien tout au fond du trou, juste pour la beauté de celle ci si je peux dire. La beauté de la découverte, de la connaissance face à l’ignorance. Quel autre but tiendrait le coup sinon ?
Il y a de ces phrases qui sont comme de petites lueurs dans l’éternité de la nuit et qui l’éclairent.
« L’ignorance ma belle voilà notre cancer » ce n’était pas forcément adressé à nous, à moi, c’était peut-être juste un vieux qui, à un moment donné se souvenait lui aussi d’un truc. Peut-être que ça lui est sorti comme ça à voix haute.
Et pourtant cette phrase a été transmise, reçue d’une façon que le vieux sans doute ne pouvait pas imaginer.
Désormais que je suis mort, j’ai cette faculté de pouvoir revenir à un instant particulier de ma vie, et comme par magie je peux zoomer du superficiel à la particule, je n’ai plus peur de ce vide immense entre les deux. De ce vide que nous tentons en vain de remplir de notre vivant comme on le peut, c’est à dire avec la plus grande ignorance la plupart du temps.
Je vois le bras d’Elsa et au bout de ce bras délicat le poignet fin et la main, les doigts qui viennent de saisir le fruit. Cette façon unique de saisir le fruit avec une élégance naturelle, un respect envers les choses me rappelant combien je l’avais aimée à cause de cela sans doute.
Parce que cette élégance naturelle je ne la possédais pas ou plutôt je pensais n’en avoir aucune. Parce qu’au final j’aimais sans doute cette élégance d’Elsa pour me l’accaparer, la posséder, comme un voleur, une brute brigue une montre en or accroché au poignet d’une inconnue. C’était cela l’amour dont j’étais capable à l’époque et sans doute pas grand chose de plus, le désir d’obtenir à son contact quelque chose que j’imaginais ne pas avoir. Son élégance me dépossédait de toute velléité personnelle d’élégance et me renvoyait perpétuellement à mon inélégance, à mon ignorance.
Nous nous querellions beaucoup à cause de ça je crois. A cause de mon ressentiment surtout de ne pas être doté de ce genre de talent naturel. A cause de ce refus surtout de me reconnaitre le moindre talent naturel et d’apercevoir cette absence à chaque fois dans la présence de l’autre.
Et ce ressentiment me conduisait à cette illusion encore de vouloir m’arracher à l’ignorance en jouant les surhommes.
Comme Hercule frappé par la jalousie d’Héra je suis devenu fou, probablement ce jour là, dans ce train qui file encore et encore vers Palerme et ne l’atteint pas.
Lorsque les choses ont commencé à dérailler totalement avec Elsa, lorsqu’elle m’a dit : « jamais je n’aurais d’enfant avec toi » j’aurais du comprendre que tout était fichu, qu’elle avait découvert le pot aux roses et qu’il n’y avait aucune pièce à y remettre.
Mon orgueil a été blessé mortellement, car elle savait que c’était là le seul endroit où je plaçais mon cœur. Le fait qu’elle ne soit pas dupe m’a vexé. Nous sommes restés encore quelques années ensemble pourtant parce qu’elle avait des études à mener. Que dans le fond être ensemble ou ne pas l’être ne changeait pas grand chose à la régularité qu’elle donnait à sa propre existence. Elle devait avoir pitié de moi. Et de m’imaginer cette pitié me rendait encore plus dingue intérieurement.
C’est pour cela que sitôt qu’elle partait de l’appartement, qu’elle allait rejoindre sa famille les week end me laissant seul , je ne pouvais pas tenir en place. J’allais marcher dans les rues, dans une errance, une fuite de moi même je crois qui me faisait rêver de rencontres neuves, d’inconnues avec lesquelles surtout redevenir neuf moi même.
Cependant mon ressentiment me plaçait toujours plus bas que terre. En n’importe quelle circonstance, polluant la circonstance comme l’instant dans lequel elle apparaissait.
Toutes les inconnues me rappelaient mon ignorance, mon insignifiance et ma fausseté et ce point de vue auquel je m’accrochais était probablement le seul axe solide que je pouvais m’inventer. Etre un vrai salaud intérieurement me donnait au moins l’illusion d’être plutôt que cet effondrement que je traversais.
L’ignorance ma belle est notre cancer…C’est tout à fait cela, une sorte de frénésie qui s’empare de toutes les cellules du corps, et les agite, et le secoue sans relâche afin qu’elles se multiplient. Une sorte d’élan formidable car formidable est la puissance de la vie voulant se perpétrer et s’évader d’un corps qui ne sert à rien , qui ne reconnait pas son utilité.
« Je n’aurais jamais d’enfant avec toi »
« No way » aurait t’elle pu ajouter mais l’anglais n’avait pas encore envahi notre langage à cette époque. « No way » est ce raccourci qu’emploient désormais les moins de 50 ans pour indiquer leur dégout, leur refus de se pourrir l’existence.
Le pragmatisme anglo saxon dans toute sa splendeur.
Lorsque je la vis je devais avoir largement dépassé la cinquantaine et j’étais enfin parvenu à Palerme. En voiture, parce que le train me prendrait beaucoup trop de temps, je n’avais que quelques jours de congés cette année là. l’envie d’achever quelque chose probablement.
Elle était là dans la pénombre, devant le catafalque de verre de la petite fille embaumée, dans les catacombes des Capucins.
Elle ressemblait à Elsa. De dos j’aurais juré, ou espéré je ne sais plus. Mais en fait elle s’appelait Barbara comme dans le poème sur Brest de Prévert. J »étais un peu moins ignorant désormais. Nous sympathisâmes presque aussitôt dans un fou rire car le guide qui nous faisait visiter les lieux nous traitait vraiment comme des ignorants, des moutons de touriste, il le disait d’ailleurs à haute voix, il ne pouvait se retenir « L’ignoranza è il cancro che ci rode, pecore turistiche, maledetto turista »
De temps en temps il s’épongeait le front avec un grand mouchoir qu’il sortait de sa poche. Cet homme gagnait son pain à la sueur de son front véritablement.
Ce fou rire était vraiment le signe que nous en étions parvenus chacun de notre coté à une sorte de conclusion sur la vie à cet instant précis où nous fîmes connaissance. Une sorte de mélange détonnant entre l’absurde de ce monde et la profondeur de la solitude que nous explorions.
Nous fîmes brièvement connaissance en prenant un peu de distance avec le groupe et le guide toujours grommelant en tête. Et en sortant des catacombes nous sursautâmes en même temps aussi , il y avait cette luminosité aveuglante, l’odeur du jasmin et des bougainvilliers provenant d’un jardin voisin flottant dans l’air , la chaleur qui se réappropriait le territoire de nos corps, tout cela sans doute fit que nous allâmes nous asseoir à la terrasse d’un petit café pour nous rafraichir.
Lorsque Barbara déploya le bras et que je vis sa main s’emparer du verre d’eau fraiche, elle n’avait pas cette élégance du geste d’Emma. Je me sentis soulagé. Oui je crois qu’à ce moment, durant quelques jours , j’ai eu un peu de répit.
A chaque fois que j’entendais la phrase du petit vieux qui me parlait de cancer et d’ignorance, dans le train pour Palerme, je lui balançais un No Way silencieux et affermissait légèrement l’étreinte de mon bras autour des hanches de ma toute nouvelle amie .
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