Plein de débuts, des fulgurances qui passent, comme des étoiles filantes tandis que j’avale le premier café du matin. Et puis parallèlement, ou en tâche de fond plutôt la somme de tous ces petits trucs à faire. Des petits trucs comme envoyer un courrier important, ranger cette partie désordonnée du grenier, téléphoner à un tel une telle, terminer ce coffrage pour ne plus voir ces câbles électriques pathétiques qui pendouillent, bref rien à voir du tout avec ces bouts de phrases qui surgissent de nulle part. Des flammèches léchant un allume feu, des trucs qu’il faudrait jeter le plus rapidement possible sur un bout de papier pour ne pas les perdre. Même si au bout du bout on les perd.
Mais j’ai en ce moment une telle hargne contre toute forme de contrainte, d’obligation, tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à du « il faut » ou du « il faudrait » la plus petite tentative de discipline , toute velléité d’ordre me révulse.
Quelque chose d’adolescent, un bouillonnement de ragout, un remugle, un soubresaut de carpe en train de s’étouffer sur un talus.

La révolte cogne dans les artères et tous les confluents et affluents, vaisseaux, veines, veinules, pour remonter vers le muscle cardiaque qui bat la chamade dans les tempes. Je suis chaud. En colère presque tout à fait. Un ras le bol splendide.
Et puis il y a cette petite voix qui rentre, un tout petit serpent qui pénètre dans l’oreille, je peux sentir la fraicheur de sa peau qui calme presque aussitôt toute ardeur d’écoute. Comme si la pensée prenait sa source au delà de la membrane tympanique entre le marteau et l’enclume. A moins que je ne me gourre encore, le son vient t’il du dehors ou de l’intérieur ? Le son, la pensée sont tellement liés. Une pensée et un son satellites, électron et noyau, une liaison infernale provenant d’une entité hostile à toute forme de tranquillité souhaitée, là haut tout là haut et qui peut comme ce petit serpent, cet orvet pénétrer en moi comme ça lui chante.
Mais l’essentiel c’est ce que ce petit serpent veut dire. Il parle de contrainte. Réveille toi et trouve vite une ou deux contraintes pour faire tout ce que tu as à faire.
Peindre, écrire, préparer la soupe, bricoler, payer les factures, calmer la banque, ça ne s’improvise pas.
Je lutte je résiste je m’obstine, comme tous les matins. Va te faire foutre !
J’en fais qu’à ma tête arrêtez de me bourrer le mou bordel ça fait 60 ans que j’encaisse vos conneries !
Caroline descend l’escalier, juste après que j’ai bu ma première tasse.
A qui parles tu comme ça ?
J’ai rien répondu.
Je suis sorti dans la cour, il faisait froid et il pleuvait des petits paquets de neige fondue. Pourtant je me suis senti tout de suite extrêmement bien.
Je me suis dit que la réalité c’était ça, ce froid, ce contact direct sur la peau et ça m’a soulagé quelques instants. J’aurais pu rester comme ça un moment très long. Je m’en sentais tout à fait capable. Mais j’ai vite vu l’entourloupe. Encore un challenge, un mot d’ordre encore.
Alors je suis rentré. Caroline avait disparu.
Je me suis remis à peser le pour et le contre comme toujours. Faut il ou pas des contraintes, de l’artifice ? pour s’illusionner tout seul et tenir encore une journée de plus.
C’est à ce moment là que je me suis souvenu de Jimmy encore une fois. Jimmy était le locataire de la chambre au dessus de la mienne dans cet hôtel miteux de Château Rouge. On se voyait de temps en temps, dans l’escalier il me disait viens boire un thé. C’était un type qui travaillait dans des chantiers, je ne sais plus s’il était maçon ou plâtrier. Un grand noir avec une coiffure jamaïquaine. Un rasta. Le point commun était notre gout pour la musique. Lui était à fond Bob Marley, moi je préférais la chanson française. François Béranger par exemple dont je connaissais à la guitare pas mal de morceaux.
Jimmy vivait dans son univers. Un univers parallèle constitué d’anecdotes toutes aussi insolites les unes que les autres. Sa vision de l’existence ne semblait s’attacher qu’à des choses que nul autre que lui voyait.
Il me racontait des histoires de petit vieux qui mourraient étouffés par les sacs poubelles qu’il ne savaient plus descendre de leur appartement. Des morts extraordinaires, incroyables qui surgissaient dans des décors banals. Il avait vraiment un don pour associer cette banalité à l’exceptionnel que je n’ai jamais retrouvé chez personne par la suite. A part Stephen King dans ses bouquins. A se demander si Stephen King n’a pas un jour lui aussi rencontré Jimmy.
Sinon il n’avait pas de famille, pas d’amis que j’eusse pu entendre parvenir jusqu’à sa piaule. Il allait bosser tôt le matin, revenait en fin d’après midi et allumait sa platine. C’était à peu près tout ce que je savais de lui. Et je n’avais pas besoin à cette époque d’en savoir plus.
Nous n’étions pas ce qu’on peut appeler des amis, mais plutôt des naufragés sur une ile déserte qui avaient pris gout à la solitude tout en se ménageant, par ci par là, un ou deux contacts humains de temps en temps. Une simple affaire d’hygiène. Un minimum de contraintes pour ne pas devenir cinglé totalement.
Crever entouré par des sacs poubelle qu’on n’arrive plus à descendre sur le trottoir, ça me paraissait tellement surréaliste et en même temps tellement possible. D’une banalité à pleurer. Parfois on ne découvrait les cadavres que des mois après. Les voisins se plaignaient de l’odeur qui envahissait la cage d’escalier.
Est ce que je pourrais crever comme ça ? En dédaignant toute contrainte au bout du compte, en n’ayant absolument plus du tout envie de jouer le jeu. A l’époque cela ne me semblait pas envisageable. J’avais encore une énergie dingue. Des illusions terribles lorsque j’y repense. Surtout l’idée qu’un jour j’allais parvenir à m’en sortir. Il y aurait une rétribution de tant de sacrifices c’était une sorte de loi gravée sur le marbre de ma bêtise.
Des sauts de puce plus tard, les années passent, le capital temps s’épuise. Une peau de chagrin que l’on tient entre ses mains et qui se désagrège en poussière. De petits scintillements comme des grains de mica éclairent faiblement les idées noires. C’est à ce moment là je crois que le reflexe de révolte revient. Une sorte de mécanisme pavlovien, constitutif de la stupidité, avec production de bile et bave abondante qui se matérialise en encre noire, en lamentation, en regret, avec en prime une sorte de forfanterie tout à fait détestable.
Si cela n’est pas encore une contrainte que l’on s’inflige, et dont on ne se rend même plus compte tellement on s’y est habitué…
Caroline passe à nouveau
A qui écris tu comme ça ?
Je ne réponds pas.
C’est ma contrainte de base, quand j’écris je ne parle pas. J’ai déjà suffisamment à faire pour m’exprimer avec cette simple contrainte.
A qui peins-tu comme ça ? Je ne réponds pas…
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🙂 !
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Il est drôle le commentaire de Christinenovalarue, et si les contraintes sont nécessaires dans la création, sans doute n’a-t-on pas envie de s’en rajouter… Oh on sait aussi être responsable, faut pas croire ! très bonne journée, louise salmone
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Merci Louise c’est ma foi vrai et parfois j’ai l’impression que ça m’échappe 😉
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A reblogué ceci sur Peinture chamaniqueet a ajouté:
reprise
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