L’habitude impose que nous placions des frontières entre les sens. Ce qui nous informerait par le regard possèderait une logique qui n’est pas celle de l’odorat, ni du toucher, et encore moins celle de l’ouïe. C’est sur ce postulat, que sont nées ces limites, ces différences. Le besoin de différencier, de nommer et de définir chaque chose afin de découvrir un ordre, de pouvoir s’orienter momentanément dans le chaos du monde et sans doute aussi le notre. L’ordre serait une composante essentielle de l’harmonie et derrière celle-ci il y aurait cette intelligence supérieure, une intelligence divine, celle qui, selon les textes, nous a crée à sa propre image.
Nous nous sommes habitués à cette idée de frontière, de différence, d’ordre et d’harmonie que nous n’en avons même plus conscience, nous ne nous exprimons mêmes plus sur celle ci et surtout nous ne la remettons que fort rarement en question.
Sauf les artistes.
Les artistes sont comme des philosophes de la sensation, de l’émotion, des chercheurs du rêve. On devrait les prendre vraiment au sérieux car leur boulot vaut tout autant que les plus hautes sommités de la science. Les artistes comme les philosophes passent le plus clair de leur temps à résoudre des contradictions.
Ce n’est pas rien comme matière même si pour la plupart des gens la contradiction est quelque chose qui ne les intéresse en général que peu. Et même que l’on cherche à éliminer si je puis dire le plus souvent par des décrets, des certitudes, des lois.
L’artiste comme le scientifique met les mains dans le cambouis. Comment à partir d’opposés créer de l’harmonie, comment trouver la mélodie au sein même de la grande cacophonie ? voilà l’obsession.
La mienne en tous cas.
Aussi loin que je me puisse me souvenir j’ai toujours mis les mains dans la boue avec plaisir, j’ai vu au bout de mes doigts comment naissent les montagnes et les gouffres, les sources et les grands fleuves qui se jettent dans la mare, toujours la même aussitôt que la pluie tombait dans notre jardin de campagne. L’odeur électrique des foudres et de la terre mouillée et le gout acide de la feuille d’oseille.
Toutes ces informations reçues simultanément d’un moment de la création du monde me sont parvenues comme un chaos, une cacophonie énorme semblable au jardin des délices de Jérôme Bosch conservé au musée du Prado. Enfin j’ai retrouvé à la surface du triptyque l’effroi mélangé au merveilleux créant quelque chose d’a la fois moderne et éternel. Et tout ce que j’avais cru avoir oublié m’est revenu par vagues, le son des cornemuses et l’intensité des coloris.

Et puis ce que j’en ai retenu c’était ce silence et ma propre disparition soudaine à cet instant.
Une disparition totale du jeune garçon que j’imaginais avoir été comme l’homme qui était sensé se trouver dans un musée espagnol. Mais ce qui s’absenta fut aussitôt remplacé par quelque chose d’immense, un vertige, qui n’avait plus besoin des sens pour être.
Cela ne dura pas. Et c’est tout aussi étonnant de remarquer la réapparition des sens que d’assister à leur disparition. L’importance que j’accorde à la parenthèse, au silence entre les notes, aux gris faisant le grand écart encore l’ombre et la lumière, m’est probablement venue de la répétition de ce genre d’éblouissement.
Car cela se reproduisit de nombreuses fois. Comme une intermittence dans la continuité de soi.
Je pense à cela ce matin car je me suis réveillé avec la sensation du plomb. J’ai commis l’erreur de vouloir regarder en arrière et de penser ma vie ratée, encore une fois de plus. Tous les ans c’est pareil je devrais y être habitué. Mais non il faut obstinément que je recommence que je m’enfonce dans mes propres ombres jusqu’à atteindre cette émotion lourde du reproche et des regrets. C’est seulement là, accompagné de cette pesanteur inouïe que je peux tendre l’oreille et renouer avec l’antique cacophonie du monde, ou de moi-même.
Alors à cet instant les démons de Jérôme Bosch sont les miens, certains lèvent un doigt pour le placer sur leurs lèvres pour m’imposer de m’asseoir et me taire, puis ils se saisissent de leurs flutes, de leurs cornemuses et tous les binious possibles et imaginables et juste après une bourrasque d’automne en guise d’intro s’élève vers le ciel de bronze et de turquoise l’effroyable et merveilleuse musique, la plus poignante des cacophonie.
C’est à cet instant que je peux comprendre tous mes ratages exactement. Puis par une opération qui tient de la science ou de la magie, les faire entrer dans la danse, les rendre autonomes et à la fois universels, afin de mieux observer leurs formes, la récurrence de ces formes et de ces lignes pour voir autre chose, qui disparait sitôt que je la surprend et désire la saisir.
Penser sa vie ratée, continuer de la vivre, voilà la contradiction !
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bah c’est comme la peinture la vie, des hauts et des bas et entre les deux on fait comme on peut ! Merci Christine
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