Individu, peintre et fragment

L’exhumation de Caillebotte.

C’est dans les années 1970 que le peintre Eugène Caillebotte sera redécouvert outre atlantique. Puis dans les années 1990 le grand public le reconnaitra comme un des peintres impressionnistes de son époque notamment grâce au célèbre tableau « les raboteurs de parquet ». Caillebotte lui-même ne se reconnaissait pas comme peintre de talent, en tous les cas il ne s’imaginait pas être au même niveau que ses amis malgré les éloges de l’écrivain et ami Huysmans; Sans doute est-ce pour cette raison que sa carrière de peintre bascula vers celle de collectionneur et mécène.

Cependant à bien considérer ses tableaux on peut remarquer une originalité dans le traitement des sujets que n’ont peut-être pas perçue ses contemporains. Nous conservons de la peinture impressionniste des images joyeuses, des déjeuners au bord de la Marne, des ambiances festives qu’on ne retrouve guère chez Caillebotte. C’est pourtant la même façon de traiter la lumière mais alors d’où vient ce sentiment d’étrangeté ?

Il semblerait que le peintre montre et dissimule tout en même temps quelque chose au spectateur, lui proposant ainsi de s’extraire d’une paresse de l’œil pour atteindre justement à ce qui sous tend chaque toile. On pourrait parler de solitude des personnages, de leur indifférence les uns envers les autres, on pourrait aussi y apercevoir l’individu perdu dans un monde en mutation, un fragment côtoyant d’autres fragments sans qu’aucune autre communication ne passe entre eux, sauf les jeux de lumière et d’ombres qui les relient à la surface du tableau.

Ce n’est pas un hasard que Caillebotte soit « redécouvert » dans les années 1970 par une élite américaine qui s’interroge sur l’art. Aux Etats Unis la vision de l’art est encore globalement provinciale et obnubilée par l’Europe.

D’ailleurs effectuer une tentative de reconstitution de l’histoire de l’art, qui porterait sur la période des années 70 oblige à associer celle ci à la notion de conjonctures économiques, sociales, politiques qui se trouvent à la fois en amont et en aval de cette décennie.

Cependant on pourrait découper la problématique en 3 axes temporaires et spatiaux même si ce plan est subjectif il indique malgré tout des pistes sérieuses d’investigation. ( je me réfère ici à un colloque qui s’est tenu en 2002 au CAPC musée d’Art contemporain de Bordeaux  réunissant des spécialistes et des acteurs du monde de l’art contemporain (critiques, curators, historiens de l’art, philosophes…), consacré aux « scènes artistiques des années 70 », en Europe occidentale, Amérique du Nord, Afrique, Amérique latine, Asie, Europe orientale et ex-URSS et dont j’ai repris le plan de la conférence.)

  1. Ce qui explique l’art des années 70 en amont de celles-ci comme par exemple le bouleversement de 1968 jusqu’au premier choc pétrolier de 1974-75 en retraçant les étapes qui mèneront à la crise, au déclin du modernisme, du formalisme et des valeurs progressistes qui leur étaient attachées et d’autre part la revendication d’autres formes d’identité et d’expressivité.
  2. Les années 70 vues depuis les années 80 ( 1976-1984) délimité par le tournant « postmoderne » et la recomposition de la scène artistique internationale occidentale : les discours sur la fin des avant gardes, un point de vue national et territorial dans les stratégies des néo-avant-gardes européennes et américaines concomitamment à l’affirmation d’une pensée nouvelle, politique de l’art dans les débats sur le multiculturalisme
  3. Les années 70 perçues en dehors d’une vision américano-européenne, par tout le reste du monde et qui concerne notamment les scènes artistiques africaine, sud américain, asiatique, d’Europe orientale et centrale et de l’ex union soviétique.

On voit à quel point retracer une histoire de l’art des années 70 place celle-ci hors de la période elle-même tant la complexité des « conjonctures en amont et en aval » propose des lectures diverses.

Pour en revenir à la redécouverte de Caillebotte dans les années 70 celle ci me semble à la fois reliée à la nostalgie des critiques d’art américains rêvant d’une Europe artistique révolue comme d’une tentative de combler le vide que la remise en question des avant gardes semble ouvrir.

Il y a dans les tableaux de Caillebotte une solitude ou une indifférence des personnages qui les sépare et les relie tout en même temps, une ambiguïté qui n’aura pas échappée, sans doute comme un reflet, un écho à leur propre individualité bousculée par les événements de cette période. Une fragmentation dans laquelle ils se seront reconnus.

Piero Gilardi et l’arte povera

Né en 1942 à Turin, Piero Gilardi est un des membres fondateurs de l’arte povera ( art pauvre) après plusieurs expositions ( 1963 Machines pour le futur, 1966  » Tapis nature » il cesse de produire à partir de 1968 des œuvres au sens classique du terme pour se diriger vers un art essentiellement relationnel.

Prenant ses distances avec la scène artistique, il mène alors des expériences d’art thérapie et de créativité collective au Nicaragua ou en Afrique, et s’investit parallèlement dans le militantisme social et politique à Turin. Ses recherches s’orientent vers les nouvelles technologies et le Bio Art, avec des œuvres souvent interactives. En 2008, il crée à Turin le Parc d’Art Vivant
(PAV) qui synthétise sa conception d’un art explorant tous les mécanismes du vivant.

Les idées fortes de l’arte povera

Né à Turin dans les années 60 l’art pauvre est une réaction qui consiste à défier l’industrie culturelle et plus largement la société de consommation, selon une stratégie pensée sur le modèle de la guérilla. L’arte povera s’inscrit notamment contre la peinture abstraite dominant la scène artistique européenne des années 1950.

Ce qui compte pour les artistes de ce mouvement c’est le processus créatif et non l’objet fini en tant que tel. Une autre idée importante est de rendre signifiants des objets insignifiants. C’est à la fois une condamnation de l’identité et de l’objet. Ce qui fait art véritablement se situe dans l’invisible, dans le processus créatif et dans l’interaction finalement du public avec ce qui reste de ce processus.

Synesthésies

Je regarde ces photographies et je leur trouve un point commun avec celles de Caillebotte. Dans les lieux d’exposition où elles ont montrées on pourrait penser que les œuvres sont semblables à ces sujets des peintures de Caillebotte, une même étrangeté les relie que l’on peut nommer solitude, indifférence peu importe. Ce sont bien des œuvres où le fragment est mis en scène et interpelle le spectateur.

C’est sans doute étrange également, amusant, de constater finalement de tels liens entre des œuvres qui se veulent avant gardistes chacune dans des époques différentes. Quoique Caillebotte n’ait pas revendiqué véritablement une position d’avant garde, peut-être n’avait il même pas conscience de l’importance de sa peinture en réalité malgré tout ce qu’on lui en avait dit.

Plastiquement je vois aussi un lien dans les œuvres de Piero Gilardi et celles de Caillebotte, quelque chose qui touche à l’organisation spatiale de celles ci et qui, dans leur ensemble, est directement relié à la photographie, et à son objectif qui n’a rien en fait d’objectif.

Etrangement on pourrait parler d’un chant, issu de cet étonnant phénomène qu’est la synesthésie, des fragments qui au hasard du regard s’appellent les uns les autres pour évoquer à la fois l’absence et l’ unité. Une fois l’individu évanoui, une fois l’artiste parti ne reste plus que la trace et c’est l’ensemble de ces traces comme des empreintes sur la neige qui est émouvant.

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