Il faut que ça dure

J’avais neuf ans lorsque nous quittâmes la Grave et la maison de mon arrière grand père. Après son décès elle était devenue notre. Pourquoi faut-il toujours une disparition pour devenir propriétaire ? C’est cette question qui m’est revenue cette nuit plus de cinquante années plus tard . Une association d’idées qui ressurgit tout à coup et qui place la mort en préambule pour posséder quoi que ce soit. Elle ne regarde probablement que moi cette association d’idées. Mon coté irrationnel face à toute velléité de possession. Peut-être même que cela déborde même le cadre de l’immobilier. Peut-être que pour « posséder » l’attention de l’autre il faille que quelque chose doive absolument toujours mourir. Une sorte de reflexe mis en place probablement dans cette enfance et dont la mise en place date de ce jour où je me suis senti si déchiré de devoir quitter cette maison.

Au fond de moi il y avait une envie que les choses durent. Qu’elles n’en finissent jamais. Mais je devais cependant me rendre à l’évidence. Dans la réalité les choses avaient une fin. Quelque chose d’irrémédiable. La mort d’un arrière grand père, un déménagement, et mes relations si intimes à cette époque avec la nature, avec l’eau, avec la pèche et aussi avec Anne-Marie.

Je me souviens encore de notre maladresse lorsqu’il fallut nous embrasser pour la dernière fois devant le portail. La voiture de mon père chargée à ras bord, nous étions prêts à partir pour de bon. Anne-Marie est arrivée en courant depuis le carrefour du Lichou je l’ai vue arriver de loin. Une petite silhouette qui grossissaient pour parvenir enfin à taille réelle devant moi.

-Tu pars ?je voulais qu’on se dise au revoir …

Et dans l’étreinte maladroite j’ai du faire un faux mouvement, son bracelet montre se défit et la montre tomba sur le goudron de la route. La route goudronnée de frais qui mène au sud est du village vers Herisson, l’Aumence et la foret de Tronçais; la route que j’adorais prendre en vélo lorsque je désirais la solitude et la tristesse plus fort que tout.

La montre en miettes au sol, les larmes dans les yeux d’Anne-Marie. Un instant qui reste à jamais figé à défaut de tant d’autres perdus pour toujours. Comme s’il fallait à ce moment là que je puisse retenir quelque chose qui dure. Qui soit imputrescible. C’est souvent par la douleur que l’on fabrique de l’éternité . Le bonheur est si volatile, je me le suis dit tant de fois tout au long de ma vie.

Il faut que ça dure, cette inconscience qui soudain se déchire pour parvenir à une conscience. Comme un accouchement qui permet de perpétrer le souvenir, la vie coute que coute. Il faut que ça dure et ce d’autant que l’on sait pertinemment et de plus en plus que rien ne dure.

Curieusement je ne pense jamais à mon « après « en peinture. Je n’en suis pas du tout obsédé comme j’ai pu le voir chez d’autres peintres. D’après les dire de M. sur C. notamment il n’y a que cela qui compte, cette fameuse postérité. Et le nombre d’actions commises en vue d’espérer cette existence d’outre tombe si je puis dire du peintre à travers son œuvre Le nombre d’exactions surtout. toujours cette violence liée à la notion de survie. De se survivre aussi apparemment..

C. est mort depuis belle lurette désormais et sa cote est tombée en chute libre; Ses toiles ne valent sans doute plus grand chose, la postérité ne semble pas avoir envie de retenir son nom en lettres de lumière comme il l’espérait tant à haute voix. Quelque chose de pathétique et de ridicule en même temps. D’enfantin et de sénile en même temps.

Peut-être qu’il faut que ça dure pour s’extraire de ça aussi de cette puérilité comme de cette forme de folie dont la vieillesse nous revêt. Il faut que ça dure, la mémoire, l’œuvre, la trace. En un mot tout ce qui n’est pas moi et ne le sera sans doute jamais en fin de compte que dans un regard autre. Un regard qui se rassure d’être soi un moment en passant. Un relais que l’on se passe ainsi de l’illusion vers l’illusion à la surface des toiles.

Collages et fusain sur papier format 30×40 cm Patrick Blanchon 2021

Il faut que je perde les êtres aussi pour qu’enfin il m’appartiennent. Pour que je puisse les contempler à loisir dans leur entièreté. Dans l’achèvement. Dans ce que je considère naïvement sans doute comme une possession, comme dans cette sensation d’achèvement. Une sorte de convention enfantine là aussi. Tout à fait comme lorsque je me tenais sur le bord du Cher ou du canal du Berry et que je jetais ma ligne dans l’eau. Le désir de pécher, que quelque chose de l’ordre du hasard vienne se prendre à l’hameçon était d’autant plus vif qu’une fois le poisson ferré et déposé dans la bourriche je l’oubliais quasiment totalement pour pouvoir retrouver le plaisir de lancer la ligne de nouveau.

Pareil somme toute avec n’importe quel objet de conquête. Que ce soit un job, une compagne, un tableau réalisé et ce quelque soit la peine. Un retour automatique au désir comme une sorte de soupape de sécurité. Il faut que ça dure, le désir surtout. D’objet en objet peu importe. Peu importe les objets, les réussites ou les défaites. Les divorces, les ruptures, les tableaux réussis ou ratés.

Cette volonté de durer, animale finalement, cette volonté de survie, elle me rendait quasiment invulnérable autrefois. Ce qui n’est plus du tout le cas désormais.

Désormais je tremble pour un oui pour un non. Je sens que tout m’échappe et de plus en plus fréquemment. La peinture m’échappe d’autant je crois que ma vulnérabilité envahit le principal de qui je suis. Je me lance dans des urgences soudaines, peindre coute que coute n’importe quoi n’importe comment. Il me faut un résultat le plus rapidement possible et ce jour après jour. Peu importe la qualité de ce résultat. Je suis souvent atterré en premier lieu de me découvrir tellement « autre » sur la toile que tout ce que j’avais pu croire. Encore un reflexe de défense que cette altération et cette stupeur.

Un lent travail que je pourrais rapprocher du travail de l’arbre sur son tronc pour se stabiliser dans l’espace entre ciel et terre. Entre soleil et pluie. Quelque chose sans tapage. Juste un ajustage quasi imperceptible d’équilibre. Une économie d’effort pour que là aussi les choses durent. Pour peindre jusqu’au bout. Et aussi pour peindre une sorte d’essentiel le plus rapidement que je le peux. comme si je cherchais un raccourcis dans ma mémoire, dans « mes moires » comme dans un « gris moire »

Toute lenteur est ennemie dans ces cas là. Et pourtant il me faut aussi ces moments de lenteur, comme un naufragé se raccroche à une bouée, à un morceau de bois qui flotte. J’oscille entre des périodes extrêmement méticuleuses, maniaques et le je m’en foutisme le plus total, le lâcher prise à ma façon. Comme on jette une pierre en fermant les yeux pour ne pas voir la cible et ainsi espérer l’atteindre selon les lois les plus intimes du hasard. Comme on pêche. Pour que quelque chose qui semble ne rien avoir à faire avec tout ça continue de durer.

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