Pêle-mêle

Ce gamin, Alcofribas il ne faut pas que je le perde de vue. Comme d’habitude je ne prépare rien je laisse venir ce qui vient au moment où j’écris, et le coq se rue sur l’âne et vice versa. Cela me fait penser à ce mot : pêle-mêle. Le désordre complet d’après ce qu’en disent les dictionnaires. Et également un cadre destiné à recevoir plusieurs photographies. Un désordre et un cadre en même temps. Bizarre…Mais peut-on en attendre plus de n’importe quelle définition ?

Je m’aperçois que j’ai une sorte de rêverie récurrente concernant l’ordre. Un espace presque vide d’ où j’imagine que la quiétude pourrait surgir comme un joli diable de sa boite. Et en même temps à chaque fois que j’ai habité de tels espaces je n’ai jamais pu y juguler l’angoisse qu’ils me procuraient.

A 30 ans j’ai raté de nombreuses fois l’occasion de me pencher sur ce paradoxe. Je me souviens notamment d’un immense atelier que l’on m’avait prêté gracieusement durant quelques mois à Clignancourt. Tout y était si merveilleux, murs peints en blanc, grande verrière donnant sur les toits, lumière pénétrant à flot dans la grande pièce… je n’ai jamais pu me résoudre à y travailler tranquillement. Au lieu de ça je me réfugiais dans une petite alcôve qui mesurait 5 m2 pour écrire sur mes foutus carnets. Et j’y écrivais des choses sans intérêt , des chroniques ayant pour principal sujet ma poitrine oppressée ma bite ou mon nombril.

De temps à autre un croquis, une petite aquarelle vite faite. Et au bout du compte quand la tension parvenait au paroxisme je me ruais vers la porte, dévalait l’escalier de bois menant à la cour, me hâtais encore d’aller ouvrir le lourd portail donnant sur la rue et je disparaissais dans l’errance et dans la marche. Des kilomètres et des kilomètres à me fuir. Fuir comme on dégueule.

Je crois que l’ordre m’était d’autant insupportable qu’il m’apparaissait comme la première marche à gravir d’un escalier qui me mènerait inéluctablement vers la réussite ou à la gloire. C’était quelque chose d’entendu depuis le début, dès mes premiers vagissements de préma. Réussite ou gloire comme des revanches en héritage. Enfin un but qui aurait l’apparence d’un but mais qui, dans la réalité ne serait rien d’autre qu’un résidu de miel au fond d’une tasse dans laquelle un insecte se débat en vain pour s’en extraire.

Cependant je n’arrivais pas à discerner ce mouvement de va et vient entre ordre et désordre, ce mécanisme que j’avais finalement mis en place depuis des années.

L’ordre ce n’est pas l’ordre tel qu’on a voulu le faire entrer dans ma cervelle, ça je n’ai jamais vraiment pu m’en satisfaire et donc y adhérer. Cet ordre là je devais en avoir une vision déformée par la douleur, l’espoir et la déception que je devais traverser systématiquement pour tenter d’y parvenir. Mon dieu tout ces efforts pour découvrir le vain… la fatalité ou le destin..

Cet ordre n’était ni plus ni moins qu’une redite d’un événement dont nul ne parlait jamais. Un viol, un saccage que l’on tente de dissimuler derrière une apparente propreté, quelque chose d’harmonieux d’autant plus effrayant, puis presque simultanément pathétique que cette harmonie. Cette harmonie semble s’être vidée de tout l’essentiel. Une harmonie froide sans vie.

Le désordre à bien y réfléchir récupérait cette idée de vigueur, il la recyclait, la transmutait. Le plus souvent en ennui d’ailleurs. En une relation fixe avec le monde. Une fixité comme issue du regard de la Gorgone qui te transforme en bloc de béton. Et par dessus le marché armé le béton. Ou plus modestement un boulet.

Et c’est en boulet que je traversais la ville, une pierre qui roule a rolling stone créant ainsi cette fameuse impulsion propre à la cinétique, nécessaire au mouvement. Il n’y avait que ce mouvement d’important, le mouvement du corps pour se sentir vivant. Le reste, les pensées, les émotions c’était accessoire totalement, je crois que j’en doutais perpétuellement à un point qu’il m’était facile d’en changer à ma guise comme on s’empare d’outils, de couteaux de boucher pour découper la viande. Pour découper la réalité et le temps, la tailler en pièce.

Un besoin de désordre, d’ennui, de mouvement, un refuge finalement contre cet ordre accepté tacitement par tous et qui me renvoyait cette image d’inaptitude chronique à y participer de bon cœur.

Une impuissance que je me dissimulais ou contre laquelle je luttais inconsciemment en incarnant le désordre le plus flamboyant.

Mon intelligence du monde fonctionne par association. Il n’y a rien de logique en apparence là dedans. Une dispersion tellement évidente, tellement obsessionnelle finalement qu’elle ressemble exactement à celle d’une ménagère qui du matin au soir briquerait sa baraque juste pour se défouler et ne pas se pendre.

C’est en cela que je pense que l’ordre, le désordre, ce fameux pêle-mêle, sont souvent des mots employés machinalement par la plupart des personnes qui ne voient pas plus loin que le bout de leurs chaussures. Ils n’ont pas fait 10 mètres dans mes mocassins.

Ce qui évidemment me rend responsable mais plus coupable. Responsable totalement cette fois et si j’ose dire « en pleine conscience » d’accepter cette chance d’être ce que je suis. C’est à dire cet apparent pêle-mêle. Ce cadre que l’on accroche à un mur de sa cervelle avec deux trois instantanés permettant d’identifier quelque chose pour, le plus souvent et seulement, se rassurer d’avoir été et pourquoi pas d’être encore, d’être toujours.

Non je ne te laisse pas tomber Alcofribas. J’ai juste appris un peu plus de choses sur la patience et l’écoute. J’attends que tu ressortes de ton trou ou que tu redescendes de ton cerisier, de ta tonnelle. Tiens j’ai apporté un bout de réglisse, je vais l’éplucher tranquillement en attendant, et à la fin je le laisserai sur le muret si le cœur t’en dit… il fait bon, l’air s’est réchauffé, les oiseaux commencent juste à se réveiller, pas de raison pour que ce ne soit pas une bonne journée.

Ah oui j’ai fait fait quelques peintures il faut que je les mette comme on laisse des miettes sur le chemin avant de comprendre que les cailloux c’est mieux. les premières images sont des détails des tableaux qui suivent

Huiles sur bois Avril 2021 Patrick Blanchon