Bâtir sur du sable 6

Alcofribas pédale vers le Cher. C’est un peu après le pont de Vallon en Sully qu’il faut tourner à gauche quand on vient de la Grave. Ensuite il n’y a qu’à longer le canal du Berry pour parvenir à cette descente qui conduit à l’allée des soupirs. Ca fait déjà un bon bout et il fait chaud pour un mois d’avril ce qui n’est pas bien bon pour la pêche, mais excellent pour s’asseoir au bord de l’eau et rêvasser.

Alcofribas pense à deux choses la plupart du temps. Comment trouver un ami et comment trouver une bonne amie. Et c’est déjà amplement suffisant ça prend une très grande place dans un cerveau.

Il y a bien le fils du meunier et la fille du restaurateur du coin qui pourrait faire l’affaire. Il les voit régulièrement, il s’y est habitué désormais, mais ce n’est plus vraiment une surprise, pas plus qu’une véritable amitié ou ce qu’il pense être de l’amour. D’ailleurs à force d’habitude justement il est simplement agacé de les apercevoir lorsqu’ils se présentent devant le portail de la maison.

Tout ça pour aller jouer, pour passer le temps. Et une fois le temps passé on se quitte comme ça sans même se retourner.

Ce n’est pas de cette amitié ni de cet amour là dont rêve Alcofribas.

Il lui faut de l’aventure, quelque chose de palpitant, des obstacles à franchir, des dangers et des récompenses en cas de réussite évidemment. Une intensité qui ne finit pas en peau de lapin.

D’ailleurs il la crée au besoin tellement il s’ennuie mais son engouement est loin d’être partagé. Il leur fait peur ou il est parfaitement ridicule, ce qui au final revient exactement au même.

Une fois le temps passé, écourté cette fois, on se quitte sans se retourner.

Une sorte de différentiel qui cloche au niveau de l’attention à l’instant. Des fréquences qui ne parviennent pas à s’ajuster.

Alcofribas une idée à la seconde, les deux autres une idée fixe pour une éternité d’ennui : jouer tranquillement dans le sylo gorgé de blé ou à la dinette ou au docteur dans une cabane proprette rigoureusement ordonnée.

Cette impossibilité de trouver une fréquence commune le met parfois hors de lui et il les envoie chier.

Vous me faites chier vous deux je m’en vais. Et c’est comme ça que ce jeudi Alcofibas roule jusqu’à l’allée des soupirs avec son attirail de pêche accroché à son vélo.

L’allée des soupirs c’est ce moment du Cher qui s’élargit en aval des abattoirs. De temps en temps on voit flotter des nappes de sang ce qui attire les poissons chats et les brochets.

Alcofribas s’éponge le front avec le bas de son marcel, il est encore tout énervé de sa prise de bec du matin. Cette fille veut tout diriger et elle me prend pour sa chose son bébé , fais donc ci fais donc ça , et elle en rajoute à chaque fois un peu plus. tout ça pour quoi ? pour soulever sa jupe et baisser sa culotte ? Pour que je vois qu’il n’y a strictement rien à voir la belle affaire !

Quant à l’autre le fils du meunier, il sait tout sur tout il veut être le chef lui aussi mais dans le fond quel benêt.

Est ce que ça s’appelle du hasard, de la chance ou de la malchance quand la providence place sur notre chemin des relations à la noix de ce genre ? Et si on les accepte, si on y adhère est ce qu’on n’est pas finalement le dernier des lâches ? Si on ne se révolte pas un peu contre la fatalité que vaut on vraiment?

Tout est monté le piquet planté la gaule installée, la ligne tendue, le bouchon rouge flotte.

tout disparait autour de ce bouchon qui flotte. Même l’individualité de chaque œil disparait avalée par la concentration du regard. Par la fixité qui s’accroche au courant du fleuve par cette intersection que produit le bouchon.

quelque chose s’apaise, et la cervelle s’ouvre à l’infini. Une ubiquité proche de celle du Dieu Odin qui n’a qu’un œil.

Et soudain le bouchon s’enfonce sous l’eau, sa couleur intense est avalée par la profondeur. Alcofribas ferre en expert et il admire l’étincelle d’argent du gardon qu’il ramène sur le talus.

Sans la moindre émotion il décroche l’hameçon de la gueule en empoignant le corps visqueux et frais dans sa paume.

Puis il place le gardon dans la bourriche qu’il reflanque à l’eau en vérifiant l’attache de la ficelle au piquet.

Puis la méditation reprend à nouveau.

Désormais son esprit est clair, l’évidence est là. Il n’a pas d’ami, pas d’amoureuse. Il n’a que des camarades de jeu fournis par la fortune le hasard va savoir… et c’est à son propre espoir qu’il devrait s’en prendre plutôt qu’à eux.

Gamme orange et vert Huile sur bois Format 20×20 Patrick Blanchon Avril 2021