Bâtir sur du sable 7

Les Dufresne vivent à l’ouest de la maison. En fait la maison juste à côté, mais ça fait tellement du bien de dire « à l’ouest » comme dans les films de John Wayne. L’orientation est sans doute une piste à explorer se dit Alcofribas.

Savoir s’orienter pour se rendre d’un point à un autre et pas forcément par le plus court chemin.

Alcofribas est un marcheur infatigable. Malgré son embonpoint il est capable d’avaler des collines , des champs et une bonne partie de la foret avant de ressentir la plus petite crampe, le moindre signe avant coureur de fatigue. De plus il est prévoyant, quand il sait qu’il va marcher longtemps il prend une barre de chocolat et un quignon de pain qu’il enveloppe dans du papier d’argent…

Comme il est curieux il explore quantité de sentiers divers et variés pour se rendre à un point donné. Là par exemple il a monté la grande côte qui mène vers Hérisson et il a boudé la grand route habituelle, il va emprunter un petit chemin qu’il a aperçut quelques jours auparavant en se rendant à l’Aumance en vélo pour taquiner les gougeons.

C’est encore pas tout à fait l’été les blés ont franchi aussi bien des étapes de leur parcours immobile, après les semis le levage et le tallage il profitent de la vigueur nouvelle que leur offre la montaison de ce début mai.

Alcofribas passe la main sur le blé tendre, il se sent lié à toutes ces plantes, il les écoute et les observe et souvent il trouve leur propos bien plus intéressant, passionnant que ceux d’à peu près tous les êtres humains.

Il a lu dans un livre que les premières traces de blé remontent à 15000 ans quelque part en Mésopotamie. qu’est ce que ça peut bien représenter 15000 ans se demande t’il… mais Alcofribas chasse vite cette idée, il ne va tout de même pas se mettre à calculer maintenant, lui qui a horreur du calcul, de ces baignoires qu’on vide ou remplit juste pour calculer le débit d’un robinet, quelle perte de temps.

15000 ans ça doit remonter au moins au Déluge, peut être aux dinosaures, à l’Atlantide si ça se trouve. Alcofribas ferme les yeux pour sentir l’odeur des blés se mêler à ceux de la terre, une légère brise lui caresse la joue et il cherche à tout noter de ce moment, si agréable, et qui lui demande doucement d’être heureux qu’il cède. Tout noter de ces moments là le plus précisément possible afin de s’en souvenir quand le temps se gâtera, que l’automne l’hiver, les vents glacials le lèveront sur le pays. Une sorte de poêle que l’on peut emporter partout avec soi.

Il fait la grimace… un poêle c’est le même son qu’un poil. Sa mère dit qu’il a un poil dans la main. Il a un poêle dans le cœur aussi. Mais il n’a pas envie de penser à tout ça, il veut juste être là a écouter le blé dans le vent…. le blé qui est sur terre depuis bien plus longtemps que lui Alcofribas. C’est certain, si on prête un peu d’attention à lui , si on l’écoute nul doute qu’on va en apprendre de bien bonnes.

Alcofribas imagine qu’il se retrouve soudain à Babylone à contempler les premières tentatives agricoles dans les jardins suspendus de la ville. Il imagine le soir qui tombe sur la Mésopotamie comme ici dans le bourbonnais. Des serpentins de lumière s’allument doucement dans la ville comme ici les lucioles et un équilibre doucement s’établit entre tous les règnes minéral, végétal et animal. Sans compter tous ceux que l’on ignore. Il y a tout ce qui vit dans l’invisible et qui cherche aussi à s’extraire de la solitude, à partager quelque chose, à apprendre comme à enseigner.

Il est presque arrivé au Cluseau et aperçoit les toits des baraques. C’est le hameau le plus pauvre de la région. Ici il n’y a plus de blé mais des pommes de terre et des têtards dans la mare.

C’est en arrivant devant un champs de patates qu’il aperçoit les premiers doryphores. C’est le père Dufresne qui en avait parlé l’année dernière, il se souvenait.

Saleté de doryphore qu’il avait déclaré en crachant par terre. Alcofribas avait été surprit parce que normalement le père Dufresne était un bon gros bonhomme bien calme. Il a juste perdu une jambe à la guerre de 14-18 mais il a eut du pot, il s’en est sorti et même qu’il n’a pas été gazé comme l’arrière grand père d’Alcofribas.

Saleté de Doryphore avait il répété encore avant de renter chez lui comme s’il allait soudain se mettre à pleuvoir.

Cela avait tellement intrigué Alcofribas qu’il avait poussé la porte du bureau de son père en son abscence. Là sur des étagères d’acajou rouge toute une collection de dictionnaires, et d’encyclopédie parurent le toiser sévèrement quand il s’en est approché. Mais la curiosité avait fini par l’emporter et il avait enfin trouvé un article dans l’Universalys concernant le bestiole.

D’origine mexicaine voyez vous cela …introduit en Europe durant la première guerre mondiale, et pire encore résiste à tout et même a tendance à se renforcer plus on essaie de l’éradiquer à coup d’insecticide.

Alcofribas est assis par terre au milieu du champs de patates, autour de lui se sont amassés des milliers et des milliers de doryphores, il ferme les yeux, il n’accepte pas qu’une bestiole soit méchante ou qu’elle ne serve à rien , tout à une raison d’être se dit il, il faut juste être patient pour comprendre ce que c’est.

Alcofribas écoute le bruissement des milliers de petites pattes et de mâchoires , il se mélange à elles tout entier jusqu’à devenir la musique doryphorique, une version inédite du monde vue au travers d’un chant jadis mexicain et dont il semble surprendre la tristesse enveloppant d’un linceul têtu leur exil.

Noir et doré c’est leur couleur, Et Alcofribas pense au Mexique, qu’il a aperçut dans un album de Tintin ou dans une autre bande dessinée dont il ne se souvient plus. Il voit qu’il est comme un grand condor qui plane au dessus du Matchupitchu et du lac Titicaca ces noms là il ne les a pas oubliés, ils résonnent comme le souvenir du blé tendre et le sanglot rageur des doryphores.

à suivre ….

Fusain et pastel sur papier Collection personnelle Patrick Blanchon 2021