Il y a des scènes, des souvenirs que l’on conserve toute une vie sans savoir vraiment pourquoi. Comme cette partie de ping-pong à laquelle je suis en train d’assister dans le patio de l’hôtel Arencetto à Meta Di Sorrento.
C’est fou comme je peux porter mon attention d’une façon précise, aiguisée désormais sur le moindre détail de cette scène. Je la vis cette scène en même temps que je me la « représente ». Et à chaque fois son contenu paraît inépuisable. N’est ce pas comme ces œuvres d’art que l’on accroche aux murs des musées et qui ne livrent jamais leur secret dans l’immédiat ?
La mémoire des musées, la mémoire des hommes, contient beaucoup de pièces maîtresses encore inexpliquées, peut-être même inexplicables.
C’est une jeune femme et un jeune homme qui jouent à l’heure de la sieste. L’hôtel est silencieux sauf le bruit des raquettes frappant la balle qui rebondit comme l’écho sur la dureté des murs et de la table. Que la maladresse fait choir sur la terrasse de ciment.
Je suis spectateur. Mais pas encore détaché.
J’ai tout juste quinze ans et je suis amoureux de cette jeune femme qui joue : Valeria, une napolitaine venue passer quelques jours ici.
Follement amoureux.
Du moins c’est ce qu’imagine, crois, pense et à quoi s’accroche désespérément cet adolescent que je retrouve
En fait je suis bien plus amoureux de l’ambiance de cet été que je vais traverser comme dans un rêve et dont la partie de ping-pong à laquelle j’assiste semble être un des éléments clefs.
Son partenaire n’a plus de visage depuis longtemps. Il pourrait en posséder de multiples. Tous les adversaires, tous les traitres qui en premiers lieux se présentent comme amis et dont j’observe la boue des traits se décomposant dans la boue des jalousies, des mesquineries.
Elle reste radieuse comme une nécessité dont on ne veut pas se passer. Ses formes épousées par le tissus d’une robe légère, des courbes dansant dans l’ombre comme des ondes indiquent la présence d’un au delà. De quelque chose qui se dissimule à peine à l’œil fixé sur une volonté. Ce que dissimule la grâce et le miel au delà de l’agréable, du plaisir à regarder.
Cette confusion d’émotions à dénouer patiemment qui prend des années.
Ils jouent comme poussés par une mécanique, dont le tempo s’interrompt parfois pour laisser place à un silence inouï dans lequel comme un plongeur en apnée je puis reprendre mon souffle.
La profondeur immense de ce silence est devenue un besoin vital désormais que je suis devenu un vieil homme dont l’occupation est de peindre.
Toujours cette nécessité de ne pas rester fixé sur les apparences et de vouloir aller plus loin.
Ce n’est rien d’autre qu’une anecdote à laquelle je m’accroche encore comme à l’idée d’être un peintre parmi des milliers de peintres. Une anecdote parmi toutes celles que chacun d’entre nous se raconte ou se rappelle pour tenter de trouver du sens.
Un souvenir somme toute banal. Comme les premières idées qui nous viennent le sont aussi la plupart du temps. Les idées toutes faites.
Hier poussé par les nécessités de deux expositions qui vont se dérouler en parallèle j’ai éprouvé un moment de panique. Cela représente un grand nombre de tableaux à accrocher dans ces deux lieux simultanément.
J’ai senti comme un gouffre s’ouvrir sous mes pieds. Le doute a surgit comme il surgit régulièrement.
Ai je assez de pièces intéressantes ?
Est ce que je peux arranger le bordel pour en fabriquer de la cohérence ?
Cette partie de ping-pong ne cesse de se dérouler à de multiples niveaux de l’être. Il suffit juste d’une table, d’un filet et de deux joueurs. D’une joueuse envers laquelle je ne cesse d’éprouver un sentiment amoureux, comme par reflexe, par habitude. Alors que dans le fond l’émotion se porte bien plus sur l’atmosphère, l’ambiance, la légende du peintre que je fabrique jour après jour.
Cela m’a effleuré l’esprit de nombreuses fois qu’il ne pouvait sans doute s’agir que d’un mensonge. Mon effroi à ces instants m’emportait au paroxysme du ridicule et de l’angoisse.
Je me retrouvais comme ces cocus à la mine marrie en plein constat d’adultère. Comment puis je me tromper moi-même à un tel point ? Comment la vie peut-elle être aussi cruelle et aussi froide ?
Une longue plainte comme une rengaine.
Et le soulagement qui l’accompagne surtout auquel on évite de porter le moindre intérêt de peur qu’il s’évanouisse.
Et puis au final une sorte d’accouchement comme un désir inavoué. Un tableau oublié que l’on repose sur le chevalet.
Je fais quelques pas et le trouve vraiment trop sombre, trop dramatique, tragique. Malgré la richesse des matières et des collages que j’ai accumulés à sa surface comme si j’avais vidé en vrac tout un trop plein.
Prendre le pot de blanc et un pinceau pas trop gros, s’asseoir et se mettre en quête de clarté, de douceur.
Frotter et caresser, alterner.
Se lever et s’éloigner, se nettoyer les yeux et regarder à nouveau, y t’il un progrès ?. Et si oui comment le mesurer sinon en se détachant peu à peu de cette image ancienne tellement chérie comme on chérit l’erreur ou l’errance.
Tout porter vers la lumière.
L’été est revenu et avec lui j’entends le bruit de la balle de ping-pong rebondir dans tout l’univers. Quelque chose s’ouvre comme une rose que je n’ose nommer mon cœur. Un sourire naît béat s’élargissant vers les oreilles et je croise mon regard dans le petit miroir de l’atelier. Celui de l’homme qui rit peu à peu s’évanouit et il ne reste alors que le sourire , celui d’Auguste au pied de l’échelle.
Encore une fois je m’en tire à bon compte, j’échappe à la folie mais pas à la répétition des crucifixions.