Le modèle

J’avais passé une annonce dans un journal il y a de cela des lustres. Cherche modèle, sexe et âge indifférent.

J’avais eu un nombre de coups de fil prodigieux durant les quelques jours qui suivirent la parution. A chaque fois que je décrochais je fixais toute mon attention sur la voix de mon interlocutrice ou interlocuteur, pour traquer la fausseté.

Elle appela en fin de semaine, un vendredi en tout début d’après-midi et le timbre de sa voix était tellement spécial, que je décidais d’aller à sa rencontre dans un café de Saint-Germain.

Elle n’était pas jolie, ni laide et pourtant pas quelconque non plus.

Une femme qui avait dépassé la trentaine avec les traits qui commençaient à s’affaisser.

Et durant notre entretien elle parla avec le même timbre qui me fit penser à une frontière, à la lisière d’une foret impénétrable.

Cela m’excita bien sur et je n’eus plus qu’une envie alors c’est de pénétrer cette frontière.

Nous traversâmes tout Paris pour nous rendre à Aubervilliers où je vivais.

J’installais une toile sur le chevalet et lui demandais de s’asseoir près de la fenêtre.

Lorsque je me déplaçais pour la voir enfin, elle était nue.

Je dus montrer un signe d’étonnement car elle me dit à ce moment là

Il fallait bien que je me mette toute nue n’est ce pas ?

Toujours avec cette voix parfaitement égale sans la moindre aspérité.

Evidemment que cela m’excita encore plus.

J’ai pris un morceau de fusain et sans la quitter des yeux j’ai strié la toile de lignes

Son regard était dans le vague elle semblait fixer un point de la cloison derrière moi, jamais elle ne croisait mon regard.

Regarde moi dis je en passant au tutoiement

Elle orienta alors son regard vers le mien et j’eus cette sensation assez désagréable de me sentir traversé.

Comme si j’étais transparent.

Je tentais de mettre de coté cette sensation pour dessiner

mais je voyais bien qu’elle agissait sur mon trait

quelque chose qui n’arrivait pas à se fixer entre l’hésitation et la décision.

Au bout du compte j’obtins assez rapidement un gribouillis,

quelque chose d’insupportable.

comme si le désordre était la seule chose dont j’étais capable face à cette femme

qui s’était mise nue devant moi pour que je la peigne.

Je n’étais déjà pas bien riche à l’époque et ce n’était pas l’argent qui l’avait convaincue.

Je crois que l’on s’était mis d’accord pour un échange, quelques dessins contre une séance.

Elle travaillait, ce n’était pas pour l’argent m’avait t’elle déclaré.

Et cependant elle ne semblait afficher aucune curiosité, elle paraissait être là dans cette pièce comme si elle avait été n’importe où ailleurs.

Et bien sur moi j’étais un peintre comme j’aurais pu être facteur, boulanger ou chef de gare, cela ne semblait pas revêtir pour elle la plus petite importance.

Au bout de l’heure et de nombreuses esquisses ratées

Elle me dit, tu as l’air de vouloir t’acharner contre toi-même.

Je posais le fusain et me laissais tomber sur le tabouret attenant sans répondre quoi que ce soit.

-ça se voit que tu ne tournes pas rond, ajouta t’elle

-Les autres peintres m’auraient déjà touchée tu sais tu n’es pas le premier.

C’est à cet instant précis qu’elle se leva et marcha vers moi et j’eus la sensation de voir une géante me foncer dessus

j’étais désarçonné

totalement impuissant

Elle me prit dans ses bras comme un petit enfant et je sentis à ce moment là l’odeur de ses aisselles

affreusement désagréable mais dont pourtant je ne pouvais me détacher.

je me débattais mollement pour ne pas la vexer – du moins c’est ce que j’imaginais.

Elle se mit à genoux, dégrafa ma ceinture, baissa mon pantalon et me prit sans un mot dans sa bouche.

Ce fut si long que quelque chose de douloureux m’en reste encore à la mémoire.

Je ne me souviens même plus d’avoir joui ou pas.

Cette fascination de la voir à l’œuvre de la sentir enfin vivante, réelle, agissante était de la même teneur que ce que j’ai coutume de chercher dans la peinture.

Une réalité.

Et qui sans cesse m’échappe évidemment.

Elle se leva enfin et me caressa la joue. Une sorte de geste automatique comme avec les chevaux.

Voilà ça va aller mieux maintenant me dit-elle

Et elle fit mine de retourner s’asseoir.

Mais je n’étais plus du tout à la peinture à cet instant

je voulais la baiser sauvagement pour me venger comme si elle m’avait dérobé quelque chose d’important.

Peut-être un truc comme mon âme je me disais.

Je fis mine de me ruer vers elle

mais elle leva la main paume grande ouverte

-Il n’en est pas question- dit elle avec une autorité que je ne lui aurais pas prêtée quelques minutes auparavant.

Je me remis à l’ouvrage avec une sorte de dégout, d’écœurement de moi-même

Et chose inconcevable le dessin prit aussitôt fière allure.

Nous nous vîmes plusieurs fois durant quelques semaines durant lesquelles exactement le même scénario se produisit.

Et puis je ne la vis plus.

La vérité c’est que je ne l’ai jamais pénétrée ou possédée comme on dit et je n’ai jamais su si c’était quelque chose qu’il fallait considérer comme une défaite ou une victoire.

Mais je crois que j’ai été comme guéri de quelque chose à partir de là bien que je sois totalement infichu de dire quoi.

Visage imaginaire Patrick Blanchon 2021 huile sur papier 46x 38 cm
Visage imaginaire Patrick Blanchon 2021 huile sur papier 46x 38 cm

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