Point de vue

Le soleil est déjà haut dans le ciel comme dans un roman de Christian Jack. Sauf que je n’irai probablement jamais en Egypte. D’ailleurs qu’irais-je y faire ?

Pour l’instant j’essaie de voir la route et je regrette d’avoir oublié mes lunettes de soleil. Je roule à 60 sur la petite départementale en direction de Saint-Donat. Mon épouse et moi sommes invités chez des amis pour un déjeuner dominical.

Le pare soleil de la Dacia d’occasion qui affiche ses 244 000 kilomètres au compteur est une gène supplémentaire pour conduire. J’ai tenté d’allumer la radio pour prendre appui sur quelque chose de bien trivial, histoire de ne pas trop rêvasser, mais ma chérie a dit oh non pas ça et elle a appuyé presque aussitôt sur le bouton.

C’est tout de même incroyable que tu aies ce besoin d’allumer cette radio quand je suis à coté de toi en voiture. Tu es de plus en plus comme ton père, personnel, égoïste, tu n’en a vraiment rien à ficher des autres.

Elle est un peu nerveuse ces derniers jours ma moitié. Des problèmes familiaux.

J’essaie de blaguer pour la taquiner.  » Un égoïste c’est quelqu’un qui ne pense pas à moi » je lui dis. J’aurais pas dû.

Elle se renfrogne agacée.

La vie normale d’un couple on ne peut plus normal.

On arrive enfin non sans avoir tourné un peu en rond comme d’habitude en raison d’une déviation. C’est dingue comme ces petits patelins de la Drôme ont le chic pour créer des animations le dimanche. Un jour c’est la kermesse à la saucisse, un autre la cérémonie des choux farcis , sans omettre l’ovation à la bugne, à la tarte aux pralines, tout ça à grand renfort de vin chaud.

On arrive et Gaston nous accueille les bras grands ouverts. Très sympa Gaston. Il faut juste ne pas le brancher sur ses soucis de santé parce que là on est fichu. Mais pour le reste vraiment sympa.

Cela ne fait pas bien longtemps que nous nous sommes revus , juste après les multiples confinements dûs au Corona virus. Nous nous sommes retrouvés Il y a une quinzaine de jours durant une exposition de peinture. Venez donc déjeuner ça nous fera plaisir.

Ca devait bien faire deux ans que nous ne nous étions pas revus et j’avais trouvé que son travail avait évolué, je lui ai même réservé une petite œuvre que je dois d’ailleurs lui régler. Et puis son épouse Michèle et la mienne s’entendent bien, elles sont amies de longue date. Moi je suis comment dire, une pièce rapportée puisque je suis le second mari de ma femme.

Le vin blanc ne me disait pas grand chose, je crains toujours les acidités d’estomac en ces périodes de fin d’année. Et puis pas la peine de risquer l’énervement pour rien, j’ai dit ok pour le Martini blanc. Finalement on est tous passés au Martini blanc sauf Michèle qui ne jure que par le pastis.

L’apéro se déroule de façon classique. On papote de tout de rien, on se plaint un peu du temps qui passe si vite ( pas trop attention, la santé en général vient tout de suite après, normalement)

Au bout du second Martini Gaston a déjà effectué quelques tentatives en évoquant subrepticement quelques soucis gastriques sur lesquels personne ne semble vouloir s’arrêter.

Michèle, vous ne fumez pas dans la maison je dis, je vais en griller une dehors.

Je t’accompagne elle dit.

Ben, leur mâtin espagnol vient à notre rencontre. Je ne me souvenais plus qu’il était aussi énorme ce clebs et je dis wow belle bête.

Il est gentil comme tout dit Michèle, il est trouillard par contre. Il faut dire que son ancien propriétaire le battait comme plâtre, il lui faut du temps pour faire confiance à des inconnus. Tu as vu ce salaud lui a coupé la queue. Et effectivement tout à coup je remarque que le chien s’achève par un pompon ridicule pour sa stature.

J’adore les animaux. Je leur fait des mimiques imbéciles généralement. Sauf aux chats que je considère d’une intelligence au dessus de la moyenne.

Le but étant généralement d’attendrir les animaux en leur offrant l’image la plus ridicule que je peux afin qu’ils ne me fasse pas de mal.

J’ai fait des cailles pour midi j’espère que vous aimez ça me dit Mimi en éteignant sa cigarette. Des cailles aux marrons avec un gratin de cardons elle ajoute. Je tend la main au chien, je refais un peu le clown pour qu’il s’approche mais il reste à bonne distance.

Super j’adore les cailles je salive déjà je dis.

Le repas commence bien, on parle de tout et rien, du vaccin et bien sur des opposants à la vaccination. Il y a un petit restau au village, ils ne portent plus de masque pour servir du coup on n’y met plus les pieds dit Gaston.

Un peu de politique, du léger parce qu’on ne se souvient plus trop de quel bord nous sommes les uns et les autres. A un moment je tente un  » je voterai pas pour Macron », mauvaise pioche car du coup on me rappelle son bilan, tout semble s’améliorer en France.

A quel prix j’allais dire mais je me suis retenu.

Michèle apporte les cailles à ce moment là et la conversation dérive sur le club de seniors dont elle s’occupe qui n’a pas eu de subvention cette année, parce qu’en 2020 ils n’ont rien dépensé. Logique implacable de l’administration.

Je ne sais plus comment nous en sommes venus à parler de voyage. Sans doute parce que mon épouse était toute contente d’annoncer que nous partirions en Grèce cet été.

Et bim Gaston trouve enfin une ouverture. Moi je ne peux plus prendre l’avion.

Et d’y aller sur le dernier vol qu’ils ont pris pour la Tunisie et le fameux trou d’air où il a cru ( encore une fois) qu’il allait mourir.

Et de nous narrer toute la scène dans le menu. Mais si on prévenait les gens que les bip bip qu’on entend ne sont en fin de compte que des échanges entre l’hôtesse et la cabine pour obtenir plus de plateaux repas ou je ne sais quoi , mais pense tu. On ne nous dit rien. Moi je crois qu’il me faudrait un stage pour apprendre à ne plus avoir peur en avion. Par contre c’est pas donné, 800 euros au minimum.

Oui et en plus je ne crois pas que ce genre de stage soit pour ne plus avoir peur, c’est plutôt un genre de simulation de vol ajoute mon épouse.

Gaston ne se démonte pas, il entreprend pour la énième fois de revivre en direct l’aventure du trou d’air en se palpant de toutes parts.

Puis d’enclencher sur toutes les maladies qu’il a déjà traversées et surtout sur son angoisse, son obsession de la mort.

Je suis des séances d’art thérapie il dit tout à coup et depuis ça va beaucoup mieux.

Et là il nous décrit tout ce qu’il s’oblige à faire en cas de montée intempestive d’angoisse.

Je ventile et en ventilant ça se calme c’est génial.

Tu veux ma caille et sans attendre la réponse ma moitié me la flanque dans l’assiette. Je vais me rabattre sur le gratin de cardons elle ajoute.

Il est bon ce petit vin je dis pour essayer de reporter la conversation sur autre chose, un peu gêné vis à vis la maitresse de maison. Pas si facile de préparer d’excellentes cailles comme elle le fait.

Elles fondent dans la bouche ces cailles ajoute Gaston. Par contre j’ai arreté tous les plats en sauce avec vin rouge ça me flanque des turbulences gastriques horribles. J’ai vu mon médecin et il m’a dit de ne pas me retenir quand ça m’arrive. C’est évidemment pas très élégant mais quand je sens que j’ai besoin de roter je rote.

Et de feindre un faux rot sous les yeux écarquillés de mon épouse en face de lui.

Gaston a eu de multiples cancers, il a déjà frôlé une bonne dizaine de fois la mort. Il faut le savoir. Si on ne le sait pas on ne peut pas rester 5 minutes sous son emprise lorsqu’il commence à énumérer tous les risques physiologiques que le simple fait de vivre peut entrainer.

Et lorsque je parle d’emprise je n’exagère pas. Quand il vous parle de ses maladies il plante son regard dans le votre et vous n’avez pas intérêt à regarder ailleurs. Il vous rattrapera de toutes les façons possibles, en faisant de grands gestes tel un sémaphore. Je crois même qu’il peut vous prendre en grippe si vous êtes sujet à ces moments là à la moindre distraction.

J’avais oublié cette particularité de Gaston. C’est drôle parce qu’il y a de cela quelques années cela m’agaçait prodigieusement de l’écouter raconter tous ses soucis de santé, son interminable trouille de crever.

Aujourd’hui ça ne me fait plus tant d’effet. j’ai dû vieillir, je m’attendris. J’en souris même intérieurement.

Tu devrais écrire tout ça je lui dis, ça te ferait surement du bien.

Je ne sais pas écrire il dit. Et puis je fais déjà du Chikongue. J’ai eu un mal de chien à comprendre ce qu’était la boule d’énergie qu’il faut sentir entre les mains ( et là il mime) et à la faire descendre vers le plexus. Maintenant je la sens l’énergie. Et si en plus je ventile je ne te dis pas. Je suis totalement Zen.

Je jette un coup d’œil à Michèle et à mon épouse. Elles ont un visage grave mais je comprends qu’elles se retiennent de rigoler.

Comment prendre les choses à ce point du repas ? Je n’en suis qu’à ma première caille, et il y aura ensuite fromage dessert et café… il me faut une stratégie.

Oui écrire ou dessiner tout ça je dis. Une BD tiens, Gaston prend l’avion, Gaston et la boule d’Energie, Gaston et la libération des flatulences. Je crois que ce serait extrêmement salutaire. Sans doute encore plus que l’art thérapie et le chikongue additionnés je dis.

Les deux femmes explosent de rire. Gaston commence à l’avoir mauvaise. Je vois son oeil noir soudain me scruter.

Je ris mais ce n’est pas méchant Gaston. Faut vite temporiser. Ventile ventile.

Tout s’est bien terminé au final lorsque nous sommes sorti dans le jardin il y avait toujours du soleil.

Il parait que ça va durer pendant toute la période de Noël a dit Michèle. Ben le chien avec qui j’ai sympathisé en lui refilant des petits bouts de caille et de fromage est venu se frotter contre ma jambe.

On a repris une date pour dans quelques semaines. La route était moins pénible au retour car on avait le soleil dans le dos.

On était silencieux dans la voiture je n’ai pas essayé d’allumer la radio cette fois ci.

Tout de même claquer 800 euros pour un stage afin de ne plus avoir peur en avion j’ai dit. Je ne savais pas que ce genre de truc existait j’ai ajouté.

On a rigolé et je me suis demandé si à ce moment là c’était de la cruauté ou de la peur. J’avais le choix entre ces deux points de vue soudain mais je n’avais aucune envie de choisir comme d’habitude. On s’est pris la main et on est resté silencieux ensuite tout le reste de la route.

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