
Qu’un personnage soudain se rende compte de son état de personnage et qu’il se mette à lever les yeux au ciel en disant tout à coup :
—Pardon, mais je crois qu’il y a un malentendu …
Et que personne ne lui réponde.
Alors commencera une forme particulière de la solitude. Une forme inédite. Elle ressemblera en apparence à toutes les solitudes mais ce ne sera tout de même jamais totalement la même chose.
Dans le fond cette singularité de la solitude du personnage, n’est -t’elle pas en grande partie le ressort de tout récit ?
Et l’on pourrait considérer l’histoire et ses péripéties comme la matière dont sont faits les tunnels pour nous faire traverser une obscurité, une opacité jusqu’à la clarté plus ou moins glauque d’un dénouement.
L’histoire et ses rebondissement trompe l’ennui du lecteur comme celui du ou des personnages de n’être que des personnages en quête plus ou moins d’une raison d’être, si ce n’est d’un auteur.
J’ai souvent pensé que ma vie n’était qu’une parcelle à bécher. Un parcelle appartenant à un terrain bien plus vaste que là où peut porter mon regard. Et que nous étions multiples à partager cette intuition, celle d’être cantonné à suivre un destin particulier comme s’il s’agissait d’explorer la longueur d’une branche d’un arbre gigantesque.
Je veux dire que je ne serais qu’une infime partie, la bribe d’un rêve bien plus grand appartenant à un personnage qui lui aussi cherche vaguement une raison d’être ce qu’il est.
Cette pensée m’aura souvent agacé, et même révolté. Car souvent je me suis dit que j’avais tiré le mauvais lot, le mauvais lopin de terre, le plus ingrat, alors que probablement d’autres avaient justement bénéficié d’une chance directement proportionnelle à ma déveine.
Je trouvais cela foncièrement injuste sauf que je ne savais pas vraiment quoi ou qui maudire. Je n’étais qu’un personnage perdu dans la foule des personnages.
D’ailleurs mes lieux de prédilection furent durant des années les bibliothèques. Il n’y avait guère que là que je me sentais à ma vraie place. Dans l’abondance des récits de tout acabit. Cette profusion aiguisait ma curiosité et dans les rayons je pouvais attraper n’importe quel ouvrage pour en extraire un moment de plaisir, un moment de lecture. Je ne me rendais pas compte que la curiosité n’était qu’une d’autre qu’un pansement que je plaçais sur cette plaie vive qu’est la solitude du personnage que je suis. L’illusion que me procurait la fréquentation des livres, palliant ainsi cette impression de vide vertigineux, qui sitôt que je me retrouvais dans les rues de la ville s’ouvrait à nouveau sous mes pas, je n’étais pas en mesure de la distinguer dans le magma de toutes les confusions lié à jeunesse désœuvrée. Je n’avais que peu de discernement en général, sauf pour apprécier les livres.
Mais même là le doute me tenaillait. Si je trouvais soudain un ouvrage que je jugeais de prime abord ennuyeux, il ne me serait pas venu à l’esprit de m’en prendre à son auteur. Je m’en prenais bien plus à moi qui ne parvenait pas à trouver le moindre intérêt au cours de cette lecture. Et bien sur, je ne cessais pas de me dire, sois attentif, lis lentement, tu finiras bien par trouver un intérêt quelconque à cette lecture. Ce ne sera pas du temps perdu.
C’est ainsi que j’ai lu une quantité phénoménale de livres sur tout un tas de sujets hétéroclites, des ouvrages de médecine, de pharmacopée, de biologie, des traités d’architecture, des livres de grammaire anglaise, teutonne, finlandaise, des grimoires traitant d’ésotérisme, d’alchimie, des biographies en pagaille de tout un tas de sommités désormais totalement oubliés, et des recueils de poésie, des encyclopédies, des traités de maçonnerie.
Lorsque je repense à cette quête effrénée d’intérêt pour fuir mon ennui j’en éprouve encore du vertige.
Il me semble que j’ai fait à peu de chose près la même chose avec les êtres en chair et en os. Ils ne sont pas si éloignés des livres lorsqu’on y pense. Le silence entre deux paroles remplace l’interligne, et ce sont les non-dits comme toujours qui me fascinaient le plus. Car c’est dans le non-dit que j’exerçais justement mon imagination à trouver de l’intérêt là où probablement il n’y en avait pas.
J’ai réinventé ainsi autant les livres que les êtres sans doute parce que ma condition de personnage, de paysan assujetti à son petit lopin de terre m’emmerdait royalement.
C’était une révolte qui ne se voyait pas. Un travail de sape silencieux. Car extérieurement j’avais l’air normal, affable même si je jugeais que cette mimique était opportune, qu’elle servirait à la fois mon intérêt et ma curiosité.
Et dans le fond des choses je n’ai jamais été bien fier de moi. Cette révolte si j’analyse aujourd’hui sa raison était de penser que tout valait toujours mille fois mieux que moi.
C’est à dire que j’enviais les personnes qui croyaient à leur personnage, qui se fixaient des buts et les suivaient sans rechigner en disant c’est ma vie, c’est mon temps, c’est ce que je veux faire dans la vie.
Avec leurs choix et les renoncements qui ne cessent pas de les accompagner.
L’ennui chez moi se développe de façon fractale. Il ne me suffit guère que d’un simple détail, et dont la plupart des gens se fichent, pour que je récupère ainsi l’ennui dans son entièreté alors que quelques secondes auparavant je poussais un ouf de soulagement de l’avoir oublié.
Je me souviens d’avoir quitté des tablées maintes fois sans moi-même savoir bien pourquoi. Des noces, des enterrements, des anniversaires, ou bien de simples réunions entre amis.
Il suffisait d’un simple détail, la fausseté surprenante d’un ton de voix, un regard en biais, la manière de tenir une fourchette, une façon de mâcher, de boire, d’avaler, pour que la moutarde soudain me monte au nez.
Comme un diable qui sort de sa boite, je le me levais sans rien dire de vraiment valable, compréhensible, et je me retirais.
C’était là à la fois ma révolte et la manifestation d’une impuissance incommensurable à « jouer le jeu ».
Mais à la vérité je n’en ai jamais voulu à personne d’autre qu’à moi seul. C’était plus fort que moi je n’arrivais pas à temporiser.
De là à m’en prendre au temps lui même il n’y avait pas des kilomètres.
Je me suis mis à fuir les lieux communs parce qu’ils étaient toujours annonciateurs d’un temps commun.
Le plus souvent possible je voulais jouir de mon propre temps en le manipulant à ma guise. Car le temps possède cette particularité d’être modelable suivant le cœur que l’on met à cette volonté qu’il passe ou pas lorsqu’on est seul.
Aujourd’hui bien sur j’ai mis de l’eau dans mon vin, cette révolte me laisse malgré tout mi-figue mi-raisin. Elle s’est métamorphosée avec les années. J’essaie d’en « faire quelque chose » et en même temps parfois j’ai le sentiment qu’elle provient d’une vanité aussi singulière que ce sentiment de solitude qui m’aura terrassé depuis ma création, mon origine.
Si je ne suis qu’un tout petit maillon de nombreux possibles je ne me dis plus désormais que j’ai « tiré les mauvaises cartes » je me dis que j’ai exploré un possible et qu’à la fin de mon récit il sera une réalité parmi de nombreuses réalités.
Ma révolte s’est transformée comme toutes les révoltes en révolution, c’est à dire selon l’angle astronomique, un cycle à l’intérieur d’une infinité de cycles et peu importe, au final, l’importance que le personnage lui accorde.
« Le plus souvent possible je voulais jouir de mon propre temps en le manipulant à ma guise. Car le temps possède cette particularité d’être modelable suivant le cœur que l’on met à cette volonté qu’il passe ou pas lorsqu’on est seul. »
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