46. Tout ira bien

— Parfois je me sens fatigué comme si j’avais passé ma vie toute entière à me battre. A ce moment là je suis envahit par un tas d’images de champs de batailles. Ce qui revient le plus souvent ce sont tous ces corps gisant dans la boue. Je suis seul et je vois tous ces corps parmi lesquels je peux identifier des hommes jeunes et vieux, des femmes, et des enfants.

— Laisse venir ces images, ne les fuis pas me dit Maria. Ce que tu vois n’est pas une illusion, tu as vraiment vécu toutes ces scènes et pas seulement dans cette vie sur cette planète mais dans bien d’autres mondes également. La guerre est semblable partout, désolation et morts forment toujours son décor.

Il faut que tu sois attentif, que tes émotions ne prennent pas le dessus. Il ne faut pas te laisser submerger par celles-ci. Centre toi et peu à peu tu parviendras à découvrir quelques indices qui te mèneront vers des pans entiers de ta mémoire.

— Mais quel cauchemar de se souvenir de tout dis-je soudain à Maria.

— Seulement si tu t’attaches aux émotions que tu as associées avec ces souvenirs dans toutes tes existences passées pour les revivre.

— Mais comment pourrais-je être sans émotion face à de tels désastres ? c’est inimaginable.

— Souviens toi que ces morts que tu vois, tout comme toi, avez choisi de vivre ces événements. Cela fait partie intégrante du jeu si je peux dire ….

— Un jeu ? Mais qui peut-être aussi dépourvu de cœur pour créer un tel jeu ?

— La conscience utilise les émotions pour apprendre en projetant des personnages, des scènes de vie et de mort dans la matière. Mais elle se situe au delà des émotions ordinaires.

— Tout cela me parait être d’une froideur inimaginable dis-je.

— Détrompe toi sourit Maria dans très peu de temps tu comprendras mieux ce que j’essaie de te dire.


Février 1967. Vallon en Sully, Allier.

Je n’ai pas vu mon père durant plusieurs jours et j’appréhende son retour. C’est vendredi, je reviens de l’école à pied comme tous les après-midi et de loin j’aperçois son véhicule garé sur le talus devant notre maison.

Ma gorge se serre. Je ne sais pas ce qui me tombe dessus à ce moment là, est-ce la colère ou bien la peur, les deux en même temps. Bref je n’en mène pas large et plus j’avance plus je cherche un moyen d’aborder la situation au mieux, moins j’y arrive.

Lorsque je monte l’escalier de pierres qui mène à notre étage, je suis vaincu totalement je m’attends à tout. Je pousse la porte et me retrouve dans la cuisine, mon père est là assis à la table, il m’attend. Devant lui est posé le carnet de notes qu’il doit signer.

Ce trimestre a vraiment très mal commencé, je n’ai la moyenne nulle part sauf en français. Les mauvaises notes se sont accumulées rapidement ainsi que les commentaires de la directrice de l’école, rédigés au stylo bille rouge.

Je n’arrive pas vraiment à expliquer pourquoi j’ai décroché. Je crois que l’école ne m’intéresse pas, je n’arrive pas à m’intégrer vraiment, j’ai la sensation de toujours être à coté de la plaque en toutes choses. Même un simple jeu avec mes camarades me demande de produire une tonne d’efforts pour faire semblant d’être comme tout le monde, d’être « normal ». je suis perpétuellement mal dans ma peau, mal à l’aise avec les autres.

Toutes ces choses que l’on essaie de me mettre dans la tête, le calcul, l’histoire, la géographie, je n’y crois pas un seul instant. Et comme je n’y crois pas je lutte pour que tout ça ne s’installe pas dans mon crâne.

Je me suis inventé mon propre monde, en phase avec la nature surtout. La plupart du temps tout ce qui fait l’objet de l’agitation de mes camarades ne m’intéresse guère. J’y participe le moins possible, mais j’y participe cependant car j’ai vu ce qu’ils faisaient aux parias. Ils les battent, leur crachent dessus, les insultent en font des esclaves.

Je ne tiens pas à me retrouver dans cette position.

Les enfants tels que je les connais alors que j’en suis moi-même un , sont sans pitié la plupart du temps ici dans notre campagne.

Ils peuvent tuer des oiseaux et tout un tas d’autre animaux sans aucun remords ni regret , comme si c’était aussi naturel que de respirer. Ce qui n’est pas mon cas. Quelque chose au plus profond de moi s’y refuse. D’ailleurs je crois que je me suis mis à la pèche pour m’entrainer à tuer quelque chose dans mon coin. Pour essayer de rejoindre de cette façon le groupe si on veut et aussi mon père qui adore la pèche. Mais foncièrement cela me fait un mal de chien d’avoir à ôter la vie à quoi que ce soit, même à un simple insecte un asticot, un gardon ou une ablette.

Mais c’est à ce prix apparemment que l’on devient grand, que l’on devient adulte, par l’exercice du meurtre.

Je viens d’avoir sept ans le mois dernier. Je crois que j’ai un peu plus de plomb dans la cervelle. Ces idées sur le respect de la nature sont nouvelles. Avant cela je crois que je ne respectais pas plus les choses que mes congénères pour être franc. Je devais tuer ou détruire tout un tas de choses autour de moi sans même m’en rendre compte.

C’est cette année qu’il se passe quelque chose de nouveau. Le fait d’avoir atteint ma septième année semble être comme le signal d’une nouvelle vie, plus raisonnable si je peux dire.

Cependant je cache ce changement, je le garde pour moi. En apparence dans la vie de tous les jours je crois que je fais l’idiot ou l’abruti pour éviter d’attirer trop l’attention. Pour rester dans la case irrécupérable dans laquelle mes propres parents m’ont collé.

— Qu’est ce que tu as encore fichu me dit mon père en guise de bienvenue. tu as vu tes notes ? Et tu crois peut-être que ça va durer comme ça ? Je vais t’apprendre la vie moi mon petit père.

Et il se lève, retire sa ceinture m’attrape par le colbac et me pousse contre la machine à laver. Ma mère est là dans un coin de la cuisine. J’ai le temps d’apercevoir son visage. Elle est d’accord avec lui, ils sont complices ça ne fait pas un pli.

— Pas la tête… elle dit juste à mon père qui s’emballe et y va de bon cœur à force de me taper et me fouetter.

Je me laisse glisser au sol et il continue de s’acharner. Et là je m’évanouis, je sors de mon corps et je marche quelques pas pour voir le spectacle.

Je n’en veux à personne, je n’éprouve pas d’émotion, je suis juste un observateur de la scène.

quelques temps plus tard alors que je me suis trainé jusqu’à la chambre que je partage avec mon jeune frère, mon père m’appelle.

Je reviens à la cuisine et je vois qu’il a pris un grand bout de carton sur lequel il a écrit en gros au feutre noir

 » Je suis un cancre « 

— A partir de maintenant je veux te voir tout le temps avec cette pancarte sur le dos. Me dit-il.

Quelle honte j’éprouve alors, je m’imagine déjà effectuer le chemin à pied lundi prochain pour me rendre à l’école, devenir la risée du village tout entier, de tous ces gamins sans pitié… je pleure à chaudes larmes ce qui évidemment a don d’agacer mon père immédiatement qui me colle une nouvelle baffe.

— Arrête de pleurer c’est trop facile dégage dans ta chambre je ne veux plus te voir de la soirée.

J’ai du porter cette pancarte durant deux semaines. Je suis devenu la risée du village et de l’école comme je l’avais prévu.

Et puis une fois que j’ai eu à traverser tout cela, un soir que je rentrais à nouveau vers la maison, je me suis arrêté au milieu du grand pont qui enjambe le fleuve, le Cher. J’ai posé mon cartable et je me suis défait de cette maudite pancarte. Puis je l’ai envoyée dans le fleuve. Je l’ai suivie un instant, le courant était fort et il y avait des nappes de sang à la surface des eaux, parce que les abattoirs à cette époque étaient à coté.

Lorsque je suis rentré à la maison je m’attendais à recevoir une nouvelle dérouillée. J’ai de nouveau aperçu la voiture de mon père qui était rentré plus tôt, mais cela ne m’a rien fait de spécial ce coup là.

J’ai monté l’escalier d’un pas léger et j’ai poussé la porte d’entrée. Mon père était encore là assit à la table, on aurait dit qu’il m’attendait.

Quand il a vu que je n’avais plus la pancarte sur le dos il m’a sourit et il a juste dit bravo petit.

ça m’en a bouché un sacré coin. J’avoue que je n’ai rien compris au film ce jour là.

Je repense régulièrement à cette scène de mon enfance, à ce monstre d’homme qui me terrorisait jadis. Il fut un véritable salaud dans mon esprit durant des années. A chaque fois que je tombais sur les termes pervers, sadique, cruel, tyran, je ne pouvais m’empêcher de penser à lui de façon automatique si je peux dire. Il représentait certainement tout ce que je détestais le plus au monde.

Mais c’était trop facile de me considérer ainsi comme une victime. C’était inacceptable, preuve que sa façon de m’éduquer malgré tout avait tout de même porté quelques fruits.

Des années plus tard je ne le vois plus comme ce salaud qui hanta mon enfance. Il m’a certainement appris énormément de choses sans peut-être en être véritablement conscient lui-même. En tous cas j’aime cette idée d’avoir su tirer un essentiel de toutes ces expériences. J’aime à me dire que c’était sa mission de me torturer ainsi pour que je devienne l’homme que je suis désormais.

En réalité tout va bien, tout a toujours été très bien, et forcément tout ira bien.

Il suffit juste de regarder les événements s’emboiter les uns les autres, avoir la vision de l’aigle qui voit les choses de haut, et ne pas s’attacher à toutes les émotions qui nous empoisonnent souvent l’existence.

Mais je conserve envers et contre tout un dégout profond pour le meurtre; que ce soit celui d’un autre de mon espèce comme de n’importe quelle espèce.

Et parfois il me vient à l’idée que si j’ai choisi cette existence c’est justement pour me défaire d’une soif inextinguible de sang, pour apaiser mon karma, rééquilibrer une énergie fondamentale souillée par des centaines, des milliers de massacres dont je fus l’un des acteurs principaux.

4 réflexions sur “46. Tout ira bien

  1. Et bien je sais que tu es enseignante oui … mais j’en ai rencontré aussi de très biens qui savaient donner beaucoup d’eux-mêmes pour intéresser. De toutes façons quand y a de l’amour dans ce que l’on fait y a pas de danger réel. Bonne journée Barbara

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  2. Crime contre l’enfance, contre la vie. Je n’aurais pas dû lire ce texte, il me rappelle de très mauvais souvenir. Enfant, je me promettais de tuer mon père dès que j’en aurais la force mais ce n’est pas arrivé. J’ai, au contraire, accédé à un désir de paix, bannit le meurtre et toute violence… Tout ça apparaît malgré tout dans mes textes et mes peintures… Comme une sublimation du réel.

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