
A quoi pense t’on sous la torture ? A qui à quoi ? Certainement pas à rien. C’est impossible. Sinon la douleur vous anéantit. Sans le petit coussinet de la pensée, nous ne sommes rien. C’est ce que l’on croit.
Du coup je me suis souvenu de ce poème appris enfant. J’ai longtemps cru qu’il était de Lorca mais en fait non il est après vérification d’Aragon. Celui qui croyait au Ciel, celui qui n’y croyait pas. La rose et le réséda.
Se souvenir d’un poème sous la torture est-ce de la pensée vraiment ?
C’est plus un acte de célébration à tout bien considérer.
Donc on a le choix comme toujours, penser ou célébrer sous le joug.
Au 6 ème ongle que le bourreau aux yeux globuleux m’arrache, tout va mieux. Beaucoup mieux. Il peut continuer, je ne crie plus, ne hurle plus.
Je célèbre.
Je célèbre ce corps souffrant qui me porte jusqu’ à la célébration.
Je célèbre mon esprit tortueux qui m’apprend la pente et le sommet, le pic comme le gouffre, la sente et la garrigue.
Je peux faire tout ça puisque je suis hors de moi désormais, tranquille d’une certaine façon en plein centre de tout l’intranquille.
Je le regarde ce corps, sans en éprouver d’émotion particulière. Dans la célébration on ne pense plus trop à son nombril. Où alors on ne pense qu’à lui par des chemins si détournés qu’on ne s’en rend plus compte.
Car lui c’est Il, c’est Soi. C’est autre chose. Une altération de l’altérité. Et qui mène le 0 à sauter le premier pas vers le 1, enfin.
Recommencement incessant de ce saut comme continu le battement des cœurs.
Tambours de la douleur. voyage dans l’éperdu.
La tête tombe en avant sur la poitrine au 7ème ongle, plus rien du tout ne se passe. On peut enfin s’assoupir.
— Réveillez-le, il ne faut pas qu’il crève dit l’allemand qui visiblement veut en avoir pour son temps passé, son temps perdu.
Des gnomes surgissent du fond de la salle avec des seaux d’eau.
Asperger le corps d’eau glacée pour le réveiller. C’est mieux de dire cela à l’infinitif. L’impersonnel se pointant comme le Deus machina.
Fraicheur qui rallume la douleur.
Je reviens dans le corps illico presto.
— Lequel d’entre eux Shanti ? dans quel sarcophage ? L’homme en uniforme grimace.
Je pourrais le dire désormais. Tout m’est revenu en mémoire encore une fois. Je suis cet autre corps aussi, un corps relais crée par le corps source. Mais de lui en dépend des dizaines d’autres comme moi. Je ne peux pas livrer les autres. Je ne peux que livrer cette individualité seule à sa destinée. Celle choisie depuis longtemps déjà.
Rameaux et branches s’expliquent enfin comme le pollen et les abeilles. Quelle importance la perte d’un pour un peu si facile à penser. Mais tout est important, tout est unique, c’est de cette unicité que jaillit l’abondance, comme le 2, puis le 3 et l’innombrable qui les suit.
Et cette acceptation de la finitude par nécessité de l’infini. Autrement dit par conscience.
On peut me tuer, l’impersonnel, l’infinitif, peu importe, une fois la décision prise, une fois la foi retrouvée, et le but du silence redessiné.
—Il ne parlera pas dit une voix de femme. Tout ce que vous arriverez à faire c’est de le renforcer encore plus dans son délire voilà tout, vous n’êtes qu’un abruti Herman, il me semble vous l’avoir déjà dit.
J’entrouvre un œil, je connais cette voix. Mais je me sens tellement faible que je n’arrive plus à faire le moindre effort. En fait quelle importance ? Seul le poème surnage au dessus de tout ce merdier
Celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas… la rose, le réséda, fondu au noir et puis l’oubli.
Clignancourt septembre 1989.
Il me faut de l’argent. Vite. Je ne veux surtout pas moisir ici, à Paris. Je n’aime plus la ville, elle ne m’inspire plus que tristesse et dégout. Tellement d’échecs, de désespoir, tout ce déjà vu fait remonter presque aussitôt le dégout.
Repartir dans le Nord du Portugal le plus vite possible. Aller marcher dans les collines, s’enivrer du parfum des eucalyptus, quitte à crever la faim autant que ce soit en paix. S’éteindre doucement sans acrimonie, sans regret ni remords. En écrivant.
La maison délabrée que l’on m’a confiée dans la forêt ne me coute presque rien, mais presque rien n’est pas rien. Sans électricité, sans confort, j’ai passé là des journées radieuses, assez proches finalement que celles en chambre d’hôtel. Jouir de son temps, luxe ultime. J’ai toujours tout sacrifié pour ça je crois. Les jours où je me lève du pied gauche la honte m’accable régulièrement. Comment peut-on vivre aussi égoïstement ? Je les entends tous me le répéter inlassablement.
Comme s’il fallait rembourser des dettes, la cohorte de tous les créanciers de l’existence ici bas.
Donc, il a fallu faire marche arrière, reprendre la micheline vers Porto puis le train pour Paris. Comment se présente la ville quand vous êtes accablé et démuni, quand vous l’atteignez en train.
Par la banlieue, ses façades noires et grises, ses murs lépreux et la gueule de travers des riverains.
Ca ne met pas de baume au cœur c’est sur, ça ne fait que renforcer un peu plus la hargne. Cette hargne nécessaire pour courir sus au flouze, à la thune, au pognon. Ce qui est tout à fait naturel étant donné l’absurdité d’avoir à gagner ce que l’on possède déjà, sa propre vie.
Heureusement qu’il y a ce havre de paix malgré tout dans le 15ème. La maison de Lara. Un peu comme la maison bleue de la chanson. Sauf qu’elle n’est pas bleue. C’est une masure au fond d’un jardin dans une impasse. Sans beaucoup de confort non plus. Mais ça n’a pas d’importance. La chaleur humaine y réside, c’est amplement suffisant.
Quelques jours après mon arrivée, je rencontre un ami qui me dit qu’il peut me trouver un job. Une photographe qui a besoin de quelqu’un pour tirer ses photographies. Elle ne fait que du noir et blanc et elle a des sous il me dit.
Voilà comment je me retrouve ce matin à Clignancourt devant ce portail que j’entrouvre sur une jolie allée encadrée d’ateliers d’artistes.
Je cherche le nom sur les boites aux lettres, je le trouve, j’ouvre une nouvelle porte et gravis un escalier de bois pour parvenir à l’étage. La seule porte moderne de celui-ci. Une porte neuve, blanche, immaculée.
Je toque. J’entends une voix de l’autre coté de la porte. Elle s’ouvre : la voici donc c’est elle.