
—Lorsqu’on chute il n’y a rien de pire que de vouloir s’accrocher à quoique ce soit pour ne pas chuter. Je vous parle d’expérience, vous ne trouverez guère d’information dans les livres à ce sujet. Sauf peut-être dans la Bible, car tout absolument tout est dans celle-ci pour ceux qui ont des yeux pour voir évidemment.
Il était accoudé au zinc et nous avions engagé la conversation comme c’est l’ordinaire dans ce genre d’endroit entre naufragés lorsque toutefois ils sont bien conscients de leur état de naufragés.
C’est à dire que nous allions droit à l’essentiel, sans ambages. Et sa façon de boire m’en avait déjà appris sur lui plus que tous les longs discours que nous aurions pu échanger. C’est l’avantage que produit au fur et à mesure des mois, des années, la fréquentation des bars de tout acabit et de la population interlope qu’on y croise.
Il était enseignant à la Sorbonne, et son domaine était les humanités, enfin c’est ce qui m’en est resté. Chaque semaine nous nous retrouvions dans ce café dont le nom désormais m’échappe. J’ai tenté de retrouver son nom sur internet, mais cela fait désormais tellement de temps que tout a changé. Et puis ma mémoire aussi n’est sans doute plus digne de toute la confiance que je voudrais. Disons donc » ce bar à l’angle de deux rues dans le quartier Saint-Germain », et où j’avais coutume d’échouer après avoir écumé tous les autres.
Nous étions lui et moi sur la même longueur d’onde et sans avoir commis le moindre effort pour y parvenir. Une basse fréquence du monde dans laquelle nous voyions tout en noir non sans plaisir et soulagement – oserais je dire avec délectation ?
— Je ne croyais pas au diable quand j’avais votre âge, vous êtes donc en avance sur moi si je puis dire car vous, vous savez qu’il est présent. Si j’avais eu votre audace…
— Mais de quelle audace parlez-vous donc demandai-je. Est-ce audacieux tant que ça de croire au diable ? ou est ce que ce n’est pas plutôt de la stupidité ? en ce qui me concerne j’ai encore quelques doutes qui subsistent.
Sauf qu’à la vérité je mentais, j’avais de moins en moins de doutes déjà à cette époque de ma vie. Mais ce type était en train de se réveiller et je ne voulais rien brusquer.
— Des années à étudier la philosophie, la logique, et tout un tas de choses très sérieuses pour en arriver là, à ce qu’hier encore j’appelais l’obscurantisme … et voici qu’un jeune homme de vingt ans à peine en est arrivé aux mêmes conclusions que moi sans être passé par ce parcours aussi ennuyeux qu’inutile…
— L’important c’est le résultat dis-je pour tenter de le calmer car visiblement il avait l’air désespéré. Il fallait boire de toute urgence, seul remède que je connaissais à l’époque pour soigner un grand nombre de maux et donc je fis signe au serveur pour qu’il nous recharge en munitions. Des Carlsberg bien fraiches dans mon souvenir.
— Connaissez vous le numéro 130 des psaumes pénitentiels jeune homme ? celui qui commence par « De profundis » … ?
— Je connais la chanson paillarde dans laquelle on ajoute morpionibus dis je pour essayer de l’entrainer vers la légèreté car je voyais que l’état d’accablement de mon interlocuteur s’aggravait de plus en plus malgré le verre rempli d’un joli liquide ambré que le serveur venait de déposer devant lui. Et donc voyant sa tête de cocker, in extrémiste j’évoquais aussi Bach et Messiaen ( mais ce dernier surtout pour faire le malin car discuter avec un universitaire demande un peu d’habileté pour ne pas perdre le fil )
Nous parlâmes ainsi de la valeur du temps pour apprendre des évidences, et puis soudain nous abordâmes le sujet des femmes, cela finit souvent ainsi ai-je observé.
Le professeur avait été amoureux d’une jeune femme qui je le compris à mi mot était une de ses étudiantes. Quand il l’évoqua son regard changea du tout au tout, et je vis cette flamme s’allumer que je connaissais par cœur, la flamme du désir qui vacille toujours derrière la confusion embuée des regrets et des pseudo sentiments.
— Vous ne pouvez savoir ce que c’est que de redevenir un jeune homme puisque vous l’êtes déjà me dit-il.
— Donc ce que vous regrettez ce n’est pas cette jeune fille mais votre jeunesse retrouvée et perdue à nouveau dis-je en lui souriant effrontément, œil pour œil, dent pour dent !
— Tous les prétextes sont bons pour s’engager dans la chute dit-il alors, comme s’il ne se parlait plus qu’à lui-même.
Et je dois vous remercier jeune homme car vous m’ouvrez encore un peu plus en grand les yeux décidemment. Du fond de l’abime il ne reste plus d’autre solution que de regarder bien en face une réalité qui d’ordinaire nous échappe. Il ne sert à rien d’atermoyer dans ce processus, de se trouver des raisons, des excuses ou je ne sais quoi d’autre encore. L’ivresse de la chute voilà vers quoi il faut se rendre de toute urgence !
Et il recommanda une nouvelle tournée à ma plus grande joie car je n’avais plus un kopeck et j’avais encore grand soif.
La valeur du temps d’abord et les femmes après??
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On désire souvent échapper à l’origine que pour mieux se complaire ensuite à y revenir, j’ai remarqué. Belle journée Barbara 🙂
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la valeur du temps et les femmes c’est le même sujet au fond…
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là tu ouvres une porte à l’imagination si je puis dire, ce qui n’est pas sans danger pour les âmes sensibles.
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« L’ivresse de la chute » , j’ai l’impression de connaître (https://lavieaucontraire-joelhamm.fr/2022/01/13/ivresse-de-la-chute/) Et par le plus grand des hasards (?) c’est le sujet de mon « poème » de ce matin… Bonne chute de journée.
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