L’horrible et le merveilleux Reprise

L’horrible, ce vieux mot, veut dire beaucoup plus que terrible. Un affreux accident comme celui-là émeut, bouleverse, effare : il n’affole pas. Pour qu’on éprouve l’horreur il faut plus que l’émotion de l’âme et plus que le spectacle d’un mort affreux, il faut, soit un frisson de mystère, soit une sensation d’épouvante anormale, hors nature. Un homme qui meurt, même dans les conditions les plus dramatiques, ne fait pas horreur ; un champ de bataille n’est pas horrible ; le sang n’est pas horrible ; les crimes les plus vils sont rarement horribles. Guy de Maupassant, l’horrible Texte publié dans Le Gaulois du 18 mai 1884, puis publié dans le recueil posthume Le colporteur (pp. 181-196).

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Étymologiquement, le merveilleux est un effet littéraire provoquant chez le lecteur (ou le spectateur) une impression mêlée de surprise et d’admiration. Dans la pratique, on ne peut pas en rester là. La rhétorique classique limitait le merveilleux à l’intervention du surnaturel dans le récit et le décrivait comme un ensemble de procédés, ce qui a contribué à le rejeter hors du crédible et finalement hors de l’écriture. Une tendance plus récente l’identifie à cet éclair de ferveur qui est au cœur de toute expérience humaine : il en vient à désigner une qualité de présence de l’homme au monde et du monde à l’homme. Ou bien on finit par tout lui refuser, ou bien on finit par tout lui accorder. Il lui manque apparemment cette propriété essentielle des concepts : occuper un champ déterminé. Mais le problème est sans doute moins la contradiction dans les termes que le gouffre qui sépare deux stratégies définitionnelles : d’un côté, un discours scolaire ; de l’autre, une parole de l’ineffable. Ces postures intellectuelles désignent implicitement le même point aveugle de nos constructions mentales : là où la poièsis impuissante à décrire se réfugie dans le montrer et au bout du compte montre seulement qu’il y a du caché, de l’obscur. Le merveilleux nous fait acquiescer à l’impensable : c’est peut-être le point commun entre Aristote – qui présente le thaumaston comme une récupération de l’irrationnel par le vraisemblable –, les théoriciens de la Renaissance – qui cherchent un terrain d’équilibre entre le surnaturel et l’ornement – et les modernes – qui, dans nos sociétés de simulation, réactualisent le merveilleux comme rayonnement des possibles et clairière ouverte par l’art dans le retrait de Dieu, de la vérité et du monde. Encyclopédie Universalis

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Tout serait arrivé progressivement, par petites touches, comme un tableau élaboré patiemment, jusqu’à ce jour d’aout 1988, en fin d’après-midi, où je redescendais la rue Custine après une longue promenade sans but. Je me mis à penser soudain à la Grèce et particulièrement aux iles Cyclades et peu à peu je fomentais le projet de me tirer de toute urgence si possible là bas.

Parvenu dans mon gourbi, une piaule de 3 par 3 crasseuse, au 4ème étage d’un hôtel borgne, rue des poissonniers, je m’allongeais sur ma paillasse et fermais les yeux pour me calmer, compter mes respirations tant l’excitation m’avait gagné.

Partir en Grèce, aller vers le soleil et la mer et les monts chauves ponctués ça et là de petits buissons et d’oliviers représentait plus qu’un simple voyage d’agrément. Et à bien y réfléchir aujourd’hui, je crois que j’aurais aimé me rendre là bas par tous les moyens possibles et en finir en beauté.

Soit en me jetant du haut d’une falaise pour m’éteindre dans la mer vineuse, de façon tout à fait théâtrale, soit en me retirant sur je ne sais quel ersatz d’un Olympe imaginaire et me vider de toute substance, peu à peu en jeunant, afin de rejoindre, sec comme un coup de trique, l’ineffable.

J’avais à coté de moi ma bible, « Les mythes grecs » de l’excellent Robert Graves dans laquelle je piochais en cas de disette, ou quand la solitude s’avançait dans un état de décomposition un peu trop avancée.

Et là je relu le mythe d’Eurynomée la déesse qui danse sur les flots dans une lascivité agaçante et un désœuvrement quasi absolu et qui résout son problème en se laissant féconder par le vent Borée.

De cette union naît un œuf sans que l’on s’interroge sur un tel résultat de trop à la lecture. Et comme les deux amants viennent de se rencontrer, qu’ils veulent profiter tout leurs saoul de ce bonheur, ils confient l’œuf au serpent Ophion, qui par hasard évidemment passe dans le coin au bon moment.

Ce dernier pas bien malin finit par se vanter par ci par là d’être le géniteur si bien qu’il agace un peu tout le monde et qu’il reçoit un coup de talon dans les gencives, lancé par la déesse en question qui récupère son bien dans la foulée.

C’est exactement ainsi que sont nées les iles Cyclades, ce sont les dents perdues un peu partout dans la mer d’un hurluberlu reptilien qui la ramenait un peu trop selon le gout des dieux et des déesses.

Evidemment il y a comme pour toute bonne histoire divers niveaux de lecture et des questions surtout à n’en plus finir.

Qui donc était cette Eurynomée et pourquoi dansait t’elle sur l’eau et non au bal des pompiers comme il se doit ?

Qui était ce vent Borée et comment le vent peut il féconder quoi que ce soit ?

Et pourquoi donc un œuf ?

Un œuf que l’on remet à un serpent de surcroit pour qu’il le couve.

Soudain allez savoir pourquoi je me suis souvenu de vieux textes lus dans Lovecraft et dans lesquels un narrateur relate toujours une découverte qu’il vient de faire de lettres, ou d’un vieux manuscrit trouvé par une de ses connaissances évaporée la plupart du temps.

Cela parle de mondes obscurs, d’un savoir perdu, de monstrueuses structures architecturales qui ne sont pas bâties par la main humaine, bref : de mythes totalement absconses pour nous autres contemporains et il résulte à chaque fois une sensation bizarre qui se situe entre l’effroi et le merveilleux.

C’était aussi cette sensation qui me tenaillait tandis que les yeux encore fermés je songeais à ce voyage en Grèce, je songeais au merveilleux dans lequel mon imaginaire enveloppait ce périple tout en tenant en joue dans un recoin de mon esprit mon but véritable qui était de crever purement et simplement, autant que ce soit possible.

Ce paradoxe me fit ouvrir les yeux et apercevoir les dizaines de cafards qui cavalaient allègrement sur le papier peint des murs de la chambre. Une frénésie affolante envers laquelle j’étais peu à peu par habitude et par lassitude devenu presque totalement indifférent.

D’un bond je me suis levé et muni de ma petite pelle en plastique j’entrepris soudain de les écrabouiller les uns après les autres dans une chorégraphie certainement totalement ridicule. Mais le cafard n’est pas bête, il progresse d’autant plus vite que l’information du danger vient se loger entre ses deux antennes.

Soudain j’aperçus ma tête dans le petit miroir au dessus du lavabo et je vis que je m’étais égaré.

Comment peut on ainsi passer des iles Cyclades au ridicule achevé me demandais je…

Accablé j’eus une envie de pleurer, totalement démuni vis à vis de ce choc qui continuait à se propager en moi, je veux parler de cette façon qu’à le merveilleux de sauter du coq à l’âne chez moi pour arriver à l’horrible, à ce degré supplémentaire de l’effroi.

Je pleurais donc autant qu’il me l’était encore possible tout en continuant étrangement à observer la scène. Comme si nous étions deux finalement. L’un qui vit comme il peut ce qu’il doit vivre, et l’autre qui l’observe.

Cette clarté soudaine concernant mon propre dédoublement m’en boucha un coin.

J’attrapais un mouchoir, séchait mes larmes, puis comme si j’avais accompli une chose prodigieuse, j’eus faim.

Je me fis des pates et assis sur le lit avalais la gamelle entière tout en réfléchissant.

Le ventre plein et l’esprit vide je pus enfin m’allonger de nouveau et dormir quelques heures.

Evidemment je me réveillai en pleine nuit, quelque chose grattait le mur et ce devait être ce bruit qui m’avait extrait peu à peu de mon sommeil. Je pensais naturellement aux armées de cafards arpentant, cavalant, galopant sur les murs de la cambuse, mais c’était trop fort pour que je retienne cette hypothèse.

Soudain il y eu des coups sourds qui provenaient de derrière le mur. Comme ceux d’une horloge étouffée.

Machinalement je me mis à les compter, il y en eu 13.

C’était ma voisine de palier, insomniaque et totalement cinglée qui était revenue de sa virée quotidienne. C’était aussi le code entre nous pour m’avertir qu’elle était rentrée et que nous pouvions nous retrouver pour boire un thé.

Je me levais donc, enfilais quelques vêtements à la hâte et j’allais traverser l’espace dans le couloir entre nos deux portes lorsque je restais bouche bée.

Tout avait disparu, je surplombais un gouffre immense qui s’ouvrait à l’infini de tous côtés, et une fois de plus je pus observer très attentivement comment l’inquiétude comme un ruisseau se rend vers l’abime océanique de l’effroi.

C’est exactement à ce moment là que j’entendis une mélopée, sans doute celle du vent, et que je devins soudain Eurynomée la désœuvrée magistrale, des ailes me poussèrent presque aussitôt et d’un léger coup de talon je quittais le seuil de la raison pour m’envoler vers la plus merveilleuse des sensations, celle de pondre un œuf.

Lost in the horizon 80×80 cm huile sur toile Patrick Blanchon

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