L’eau.

A Vallon, assis sur la berge herbue du canal du midi, il laisse son regard se poser sur l’eau. Se tenir là, regarder l’eau, observer lentement tout ce qu’elle provoque, à sa surface, dans son immobilité. Fixer cette étendue immobile. Non pas en un point précis mais en apprenant à développer une vision périphérique, panoramique. Et puis se tenir dans cette attention vigilante du moindre changement, de la plus infime modification, une bulle qui vient éclater, une araignée d’eau qui s’affaire, une libellule qui vient doucement s’y désaltérer, puis repartir, un frisson qui la fait frémir , et puis le lent déplacement des nuages qui s’y mirent, indifférents, modifiant ses couleurs, déplaçant les reflets, une ondulation de nuages à la surface de l’eau et parfois aussi que du bleu renvoyé, un bleu qui plus on s’enfonce en lui inspire une sensation dangereuse, on pourrait s’enfoncer dans ce bleu et ne jamais plus avoir envie d’en revenir. Apprendre ainsi par l’œil et le cœur à zoomer, dézoomer. Un œil qui zoome et dézoome, systole et diastole. Et puis il y aussi la profondeur de l’eau et tout ce qui s’y meut de visible et d’invisible. Des plantes aquatiques, chacune la plus modeste, semblable à une immense cité industrieuse. Et toutes ces cités du dessous , vieilles pierres, objets dévalués, boites et autres bouteilles offrant abri à l’écrevisse d’eau douce, et à tous les petits insectes dont on ne sait rien. Toute une vie subaquatique qui ne s’arrête jamais et qui contraste avec l’impression de calme de la surface. Fixer aussi la profondeur. Se tenir prêt à être éblouit par les éclats d’argent des gardons, filant tel des fusées joyeuses et virevoltantes. Se tenir prêt à éprouver l’inquiétude naissant de la présence sombre d’immenses fauves, silures ou black-bass. Laisser cette inquiétude se dissoudre dans l’eau comme un sirop de réglisse, de l’Antésite. Emmagasiner tout cela même si ce n’est pas utile, même si cela ne sert à rien d’autre qu’à observer l’eau, à nourrir un embryon de forme contemplative. A quoi peut penser cet enfant qui reste ici des heures entières. Les gens du village se demandent. Toujours solitaire, pourquoi ne joue t’il pas avec les autres enfants du village. C’est sans doute en raison de la rumeur qu’il apportera bientôt une canne à pêche. Au moins pêcher est une activité, personne ne dit grand-chose sur les pêcheurs. On les laisse relativement tranquilles. On passe à côté on demande si ça mord en s’arrêtant un peu, puis on continue son chemin. D’ailleurs il y a d’autres pêcheurs de tout âges sur les berges du canal ils sont espacés les uns des autres, ils ne se parlent que très peu à peine un bonjour ça va. Au-dessus se découpe la silhouette sombre d’une gare, peu de trains s’y arrête en ces années 1967-68-69. C’est déjà la fin des petites lignes qui ne rapportent plus assez. Et puis il faut acheter des automobiles, les trente glorieuses s’achèvent bientôt vers 1974 et le premier choc pétrolier. Mais ici on ne retient de la gare qu’un présence bienveillante et à contre-jour, il y a des acacias qui sont aussi espacés comme les pêcheurs. Arbres épineux. Mais chut, silence. On ne vient pas ici pour ça, on vient pour pêcher diront-ils. Il le dira aussi bien sûr, vous n’imaginez tout de même pas qu’il viendrait ici que pour étudier la contemplation des eaux stagnantes.