
Charles Brunet est un homme grand. Lorsqu’il se déplie se levant de sa chaise, après la matinée qu’il vient de passer, attablé devant la page des mots-croises de La Montagne c’est le premier mot qui surgit plus de soixante années plus tard à mon esprit. Grand. Ses cheveux blancs en bataille ressemblent à ces nuages qui planent au ralenti dans les images de l’Everest ou du mont Fuji Yama. Grand et sec. Et j’ai peine malgré cela, au travers de cette première impression, à retrouver son regard. Quel regard mon aïeul pouvait-il poser sur l’enfant que j’étais. Peut-être en me rendant dans la pièce attenante, dans la chambre à coucher, le souvenir remontera t’il. Se diriger vers la table de nuit, apercevoir la boîte de pastilles Vichy, ou encore Pulmoll, l’ouvrir sans bruit et dérober ces petits bonbons carrés de réglisse qui, rares, au milieu des autres sucreries, ont si bon goût… le goût du chapardage surtout. Voilà! avec le souvenir du goût revient tout le reste. Il avait les yeux bleu, un de ces bleu froid qui ne laisse pas facilement passer l’émotion. Légèrement cernés de rouge comme ceux des gens qui lisent beaucoup. Un regard de lecteur au-delà des carreaux de lunettes, dont il prenait grand soin en les remisant avant de se lever, dans un étui de cuir ordinaire. Lorsqu’il se dépliait de toute sa stature, je me sentais encore plus petit que je ne l’étais. Il m’impressionnait terriblement. Et en même temps c’était le personnage, de tous, le plus solide de la maison dans laquelle nous vivions. Et pourtant une image se superpose à toutes les précédentes, les rend tremblantes, comme si toutes ces images, ce que je nomme mes souvenirs de Charles Brunet ne provenaient que de ma rêverie. Elles ne sont sans doute pas autre chose. Une reconstruction, une interprétation, une illusion, un mensonge. C’est l’image de ce grand corps allongé sur le lit qui est devenue désormais obsédante. Et qui occulte toutes les autres. Ma mère m’avait poussé dans le dos pour que j’aille embrasser son cadavre une derniere fois et, comme un somnambule, j’avais vécu cet instant comme si j’étais un autre. Voir ce grand corps sans vie, constater la peur restée figée dans un dernier rictus, m’avait d’une part hautement impressionné, d’autre part avait causé un grand effondrement silencieux. Quelque chose à cet instant précis me sépara en deux lorsque le dû poser les lèvres sur la chair froide d’un inconnu. Car un mort passe ainsi dans l’inconnaissable tout aussi brutalement. Il est donc plausible alors de prendre appui sur à la logique, la raison pour comprendre que ma personnalité se modifia dès cet instant. Elle se sépara tout aussi naturellement que l’événement Charles Brunet. D’un côté le connu, de l’autre l’inconnaissable.. C’est à partir de la mort de Charles Brunet qui disait-t’on connaissait le dictionnaire par coeur que mon étrange double pénétra dans ma vie. Ce fut aussi au même moment que j’ai commencé à me réfugier dans la lecture, le plus souvent possible. Et, lorsque je ne lisais pas, lorsque pour une raison ou une autre, école, corvée, repas de famille, je tentais toujours de m’enfuir en allant me réfugier sur les hautes branches du cerisier du jardin, ou bien dans un trou sous la maison. Alors c.était ce double étrange qui semblait prendre ma place et s’asseoir là. Et je pouvais néanmoins comprendre qu’il observait tout ce qui se passait en dehors ou en dedans de nous. Il ne se laissait pas envahir par les émotions tout au contraire de moi. D’une froideur implacable son regard bleu croisait parfois le mien dans le miroir de la salle de bain. Ce regard aussi aussi était un peu cerné de rouge. Mais, à bien y réfléchir, ce devait être dû bien plus à la fureur qu’il tentait de dissimuler qu’à la lecture.
Superbes et incroyables yeux. Tels qu’ils ont été décrits ils ont été peints.
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Merci beaucoup
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