
La notion de satiété est difficile à comprendre pour qui a toujours eu l’impression de manquer de tout. Encore une fois une transmission familiale s’effectue. C’est un ensemble de codes que l’on absorbe jeune sans y penser. La nourriture représente pour les classes les plus modestes un objet souvent primordial, une priorité. Et, cela ne change pas quand une famille évolue de la pauvreté vers un peu plus de confort. Du moins c’est cette réflexion qui me vient à partir des repas de famille auxquels j’aurais participé dans mon enfance. Du côté paternel notamment. En m’appuyant sur les recherches généalogiques effectuées par ma mère, une longue tradition de journaliers s’offrant à travailler dans les fermes, ne disposant pas de logis fixe. Ce que représentait la nourriture alors devait être avec le sommeil une valeur fondamentale, hormis bien sûr le travail. Tous les désirs se rassemblaient autour de l’écuelle, du trou dans la table, de l’assiette. Enfin, lorsque les conditions furent plus favorables, je ne peux le constater qu’avec mon souvenir de mes grand-parents, l’obsession de la nourriture comme réceptacle qui demeure. Et, aussi plus tard, dans notre propre cellule familiale. Avec le désir plus ou moins confus de rivaliser avec les tables des plus fortunés. Les entrées copieuses, les deux plats de résistance, un de viande, l’autre de poisson, la salade verte pour faire passer, le plateau de fromage et l’entremet sucré, sans oublier la corbeille de fruits. Autant de symboles indispensables alors permettant d’imaginer que l’on s’est élevé, que peut-être la vision d’une abondance alimentaire libère enfin de nombre de frustrations, certainement inconscientes la plupart du temps. Du côté maternel en revanche, ce sont d’autres codes fondés sur la frugalité. Il eut été vulgaire de s’empiffrer. Le désir devait être tempéré afin qu’il y en ait encore pour les autres jours. Que l’on ne s’assoupisse pas dans un contentement qui eut étouffé la flamme vacillante de ce désir. Que de disputes à propos du budget… D’un côté, le père, la nourriture, l’opulence affichée, de l’autre, la mère économisant sans relâche afin de pouvoir acheter du tissu pour nous confectionner des habits, remplacer un rideau, enjoliver notre intérieur d’un bouquet de fleurs. L’idée que l’environnement nourrisse l’âme et le cœur tout autant que les denrées éphémères et périssables englouties en un rien de temps. Là aussi inconsciemment, l’enfant se doit d’effectuer un choix. Sera-t-il ce glouton insatiable, autrement dit un bon vivant, ou au contraire un bec délicat, un de ces convives appliqués qui n’avale pas tout et tout rond, sans prendre le temps de savourer ? Dès le début, le paradoxe est présent. Et je me souviens d’avoir été longtemps rétif contre la nourriture dans son ensemble. Que de crises pour avaler la moindre bouchée la moindre cuillerée ! J’imagine une sorte de recours ainsi trouvé pour ne pas avoir à effectuer justement… Tout refuser en bloc. Et, donc me mettre à dos les deux parties. Mais, agissant ainsi, me délectant secrètement sans doute de constater cette association soudaine de ces deux parties si opposées, une communion de la violence qu’à l’époque on nommait amour. Et, déjà, le fait de m’extraire de l’obligation d’épouser un parti, d’effectuer un choix, me donnait l’impression d’économiser quelque chose de très précieux. Une énergie pour jouer, rêver, imaginer que je craignais de dilapider justement dans toutes ces guerres autour de la satiété, de la frugalité organisées autour de la nourriture.
Voilà une réflexion très pertinente sur le pourquoi, et le comment se nourrir. Dans ma famille un peu bourgeoise, je reconnais le -s’empiffrer, c’est vulgaire- (du temps où l’on avait encore le sens de la vulgarité)
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Et voilà comment on crée une orgie de peinture 🙂
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