
Pour poursuivre sur les parallèles entre peinture et photographie, la série est sans doute ce qu’il peut y avoir de plus en commun. Du moins en apparence. Si le photographe effectue plusieurs clichés d’un sujet, c’est pour changer de point de vue, pour obtenir le meilleur angle. L’idée de la série est une nécessité photographique, et elle commence dès la prise de vue. L’intention est de trouver la bonne image en tournant autour du sujet, avec la bonne focale, le meilleur couple, vitesse, profondeur de champ. Une idée flotte dans l’esprit encore à propos de la photographie et du photographe. Autrefois aide du bourreau appelé pour maintenir la tête du condamné pour que la guillotine tranche proprement pour que tout soit bien parfait.
Est-ce la même chose pour le peintre face à son tableau ? Une fois le tracé effectué sur la toile, le peintre peut prendre du recul, mais il ne peut plus modifier de trop la composition tracée sur le tableau. Ainsi, pour obtenir la même sensation de série que pour la photographie, il doit prendre le temps à chaque étape de son travail de le documenter, de noter, sur toutes les ébauches, les esquisses, tentatives préalables afin de réaliser des photographies témoignant de ce travail. Ce qui se fait assez peu, du moins avant l’apparition d’internet et des réseaux sociaux. Il y a très peu de temps que je le fais moi-même et pour dire toute la vérité, cela ne sert que pour alimenter les réseaux sociaux, attirer de nouveaux élèves essentiellement, voire des collectionneurs. Durant des années, je n’éprouvais pas ce besoin. J’ai juste quantité de carnets de croquis dans mes placards qui peuvent servir à informer les curieux.
Et puis c’est la partie parfois un peu honteuse du travail, les manqués, les échecs, sont bien plus nombreux que les réussites. C’est aussi ce qu’on se dit pour ne pas les montrer. Cela semble se rapprocher trop d’une exhibition. Et c’est évidemment un tort. Ce que l’on montre au public n’est finalement qu’une très infime partie du travail. Et pour les personnes profanes, c’est presque les tromper de ne montrer que cela. Elles ont ainsi des mots qui leur viennent à l’esprit comme don, talent, génie, inspiration… alors que l’essentiel provient de cette partie immergée de l’iceberg. Peu de photographes ont d’emblée montré leurs clichés manqués, ce sont des universitaires, des passionnés qui sont allés fouiller dans leurs archives quand elles existaient encore. Je pense notamment à Eugène Atget déambulant dans la ville en quête de trouver la meilleure position, le meilleur point de vue pour capter une attitude chez un passant anonyme. Des milliers de clichés qui, si on les met bout à bout, témoignent à mon avis bien plus de son travail que l’image dite aboutie que l’on conserve dans la mémoire collective.





Il y a deux manières de considérer l’idée de série. Une comme suite d’étapes pour parvenir à quelque chose, disons un but. Et, une autre qui serait une collection d’images attestant chacune d’avoir atteint à ce que quelque chose. Ainsi, il y aurait une ressemblance, une familiarité entre toutes les images alors obtenues autour d’un « thème ».
Est-ce qu’un thème suffit à expliquer une série ? Cela a toujours été mon questionnement comme peintre plus qu’autrefois comme photographe. Notamment si j’essaie de me souvenir du travail d’autres peintres. La Cathédrale de Rouen de Claude Monnet, la montagne Sainte-Victoire de Paul Cézanne, les natures mortes de Giorgio Morandi… pour ne citer que ces trois. Une répétition de la même chose, parfois avec la même composition. La seule chose qui change étant la lumière, les couleurs. Quelques lignes en plus ou en moins. Ce sont des séries, mais on pourrait les rapprocher de ce que cherche le photographe sur une seule pellicule. Ce sont des essais. Des essais admirables, néanmoins des essais tout de même. De toutes ces images que l’on retient ainsi de la cathédrale de Rouen peint par Monnet, laquelle est la plus belle, la plus achevée ? Personnellement bien en peine de le dire. Elles se retrouvent sur un pied d’égalité et il semble en manquer une, celle que l’on s’invente en les observant toutes. Une image totalement imaginaire que chacun peut s’inventer pour lui-même. La série ainsi abordée est donc d’une certaine manière le témoignage d’un échec du peintre en quête de cette même image qui se dérobe toujours sur la toile.
On ne retient de ce fait d’un photographe, d’un peintre que ces images alignées en série la plupart du temps. C’est à partir de ces séries qu’on les identifie. Par ailleurs, j’ai toujours éprouvé une sensation de malaise que l’on puisse réduire ainsi le travail à finalement si peu. Une sensation de mensonge, de manipulation aussi. Sans doute dû à mon côté paranoïaque, mais pas seulement. Il n’y a qu’à regarder comment se présentent de nombreux peintres sur les réseaux sociaux. Cette obligation d’unité, de cohérence qui finit par produire un immense phénomène de clonage. Notamment concernant la peinture abstraite. J’y vois le résultat d’un mensonge à deux étages. Pour commencer, une idée erronée de penser qu’en se concentrant sur une seule chose, en tentant de l’amener à une perfection, on finit par s’assécher. Simultanément, le marché de l’art utilise les mêmes ressorts que les publicitaires. Le but est d’identifier un produit, une marque, et ainsi en stock, des peintres et de l’art, des produits fabriqués de toutes pièces et en série. Ensuite, que le peintre prenne pour lui de telles préoccupations mensongères pour en faire une sorte de graal artistique, parfois en toute sincérité, tient simultanément de l’ironie et provoque un émoi profond en moi. Pour ceux-là une profonde sympathie. Pas pour ceux qui intentionnellement acceptent de marcher dans la combine en toute connaissance de cause. Pas pour les opportunistes.
La perfection, cette idée venue de loin pour ne citer que Platon, plane au-dessus de celle de la série.
Cette idée qu’il faille la chercher, cette perfection plane encore aujourd’hui. Elle nous empoisonne bien la vie. Toute une interprétation du monde s’est greffée sur ce mot, entraînant les guerres de religions, la révolution industrielle et bien entendu l’industrie du luxe comme de l’art. Faire croire qu’il puisse exister une idée de perfection due à la ténacité, à l’acharnement, a l’inspiration comme à la grâce m’a toujours révolté dans le fond. Parce que les yeux rivés vers cet ailleurs, on ne voit rien souvent de ce qui nous entoure. Alors qu’il n’y a qu’à regarder seulement pour la voir cette perfection telle qu’elle est. Perfection, réalité, l’être, la nature… évidemment ce ne sont que des mots placés dans un texte, ce sont toutes ces esquisses, ces ébauches, ces négatifs rangés dans des boites, des placards. La perfection n’est rien d’autre que ce qui est voilà tout, elle déborde de beaucoup l’idée que l’on puisse la voir au travers de la lorgnette d’une série.
Liens utiles
[] http://expositions.bnf.fr/atget/arret/20.htm
https://www.tierslivre.net/ateliers/author/ateliers/
Ce texte est inspiré par une proposition de François Bon #photofictions. En périphérie de la consigne, mais sûrement utile pour pouvoir l’aborder ensuite avec l’élan qu’elle nécessite.