
Passer des nuits blanches dans la chambre noire durant des années et s’apercevoir enfin d’un mur contre lequel on n’a pas cessé de se heurter. Le voir enfin ce mur. On pourrait penser qu’il n’est constitué que de vanité. Vouloir à tout prix obtenir le meilleur tirage, mais c’est évidemment tout un jeu de poupées russes que l’on découvre en plissant les yeux. Que cette perfection recherchée dissimule quelque chose de louche. Une obscurité. Alors que tel un papillon, on se pensait attiré par la lueur d’une flamme. En oubliant le risque de s’y consumer comme il se doit.
Tout a commencé dans une sorte d’ivresse, une toute puissance, conséquence logique après tant de mois, d’années de doute, d’incertitude profonde. Une opportunité dont on a envie de ne regarder que l’aspect brillant. Ce cabinet d’architectes dans lequel j’atterris en 1983 après avoir démissionné d’un job de vendeur de véhicules neuf en porte-à-porte. J’avais éprouvé cette pénible sensation d’être un escroc. Vendre à tout prix des bagnoles à des personnes qui allaient suer sang et eau pour payer leurs traites. Jouer sur les ressorts du désir, les facilités de paiement à crédit. C’était lancinant dès les tout premiers jours. À ma toute première vente. Cette sensation m’avait gâché la fête, mais je m’étais obstiné à vouloir passer outre. N’étais-je pas trop timoré, sentimental, idéaliste… Et puis mon propre père n’avait-il pas dû dépasser cette sale impression lui aussi. Finir par conclure que dans ce monde, il y va de la responsabilité de chacun de donner libre cours à ce désir, ou pas. Que finalement ce que je nommais l’escroquerie, la manipulation, la vente n’était rien d’autre qu’une réalité, une vérité à quoi ce métier de vendeur m’avait déjà trop initié. Quelques jours de flottement à peine suite à mon départ, le temps de faire un gros tas de tous ces costumes achetés dans un magasin de prêt-à-porter et d’y flanquer le feu. Puis les petites annonces, enfiler les périodes d’essai. Être plus vigilant envers mes sensations, le cadre, le tenant et aboutissant de chacun de ces emplois. Et, pour autant ne pas perdre de vue le terme du loyer qui se rapproche toujours trop vite, de jour en jour, achevant de mettre un terme à ce commencement de détestation pour toute velléité de tergiversation. Et bien sûr à la fin plonger dans une urgence. Le cabinet d’architecture à la recherche de son archiviste. Cela changeait des boulots salissants, éreintants, d’aide maçon, de plongeur, d’homme à tout faire. N’y avait-il pas même une noblesse dans les mots cabinet d’architecture… archiviste. La curiosité aussi y fut sûrement pour beaucoup ; curiosité et urgence, des ingrédients omniprésents pour à chaque fois, inventer une nouvelle recette de la défaite.
Puis rapidement les choses s’enchaînent. Une porte qui s’ouvre au rez-de-chaussée, tout au fond du grand hall, lumières tamisées de celui-ci, impression d’un havre de paix. La porte s’ouvre sur un local poussiéreux. Des dizaines d’étagères, des dossiers de sinistres empilés n’importe comment et même des piles jetées en hâte au sol. Voilà ton nouveau chez-toi, voilà ta nouvelle mission : mettre de l’ordre dans tout ce chaos. Tout ça instantané. Et, aussi, le oui accompagné de la signature au bas du contrat d’embauche. Période d’essai un mois. Poignée de main. Sentiment mitigé, mais soudain le loyer est sauvé. On se rassure raisonnablement d’autant que l’on est complètement timbré.
En un mois, j’avais quasi tout rangé. De plus, j’avais trouvé des ressources que je n’avais jamais su utiliser pour ranger mon propre chaos personnel. C’était intéressant. Les architectes étaient rassurés. Alors, ils m’ont proposé de rester à la fin de la période d’essai. Peut-être un projet de microfilmer tout ça maintenant que l’on y voyait plus clair. Dans ma tête, je ne voyais que la paix que cette situation allait m’apporter. Installé rue vieille du temple, le cabinet était à quelques minutes à pied de chez moi, à la Bastille. Mon amoureuse aussi allait être rassurée, qui étudiait la médecine. Elle souhaitait savoir ce que j’allais bien pouvoir faire de ma vie, parfois à mi-voix. Tout roulait en n’y réfléchissant pas trop. De plus, il n’y avait qu’à suivre gentiment la pente, dévaler ainsi le fil des jours.
Rapide l’ennui me tomba dessus. Le week-end, j’étais souvent seul, car mon amoureuse rejoignait sa famille. Alors, je déambulais dans la ville dans un étrange désœuvrement. J’appréciais me retrouver sur les quais devant les boites de bouquinistes. L’ambiance. Les flâneurs, les enveloppes de cellophanes au travers desquelles on découvrait les titres des ouvrages. Fréquemment les mêmes d’une boîte à l’autre, les moins chers, les poches. Il fallait se souvenir à temps de ceux que l’on possédait déjà et que l’on n’avait pas encore pris la peine de lire. Mais, rien de grave, d’avoir plusieurs faux-monnayeurs devait certainement signifier quelque chose que l’on découvrirait plus tard. Effectuer des actions inconsciemment comme s’il s’agissait d’investir dans un capital. Toujours pouvoir se dire qu’un jour, on comprendrait enfin le pourquoi du comment. Que certaines vérités nous sauteront aux yeux. Que tout prendra un sens enfin. J’avais déjà connu l’ennui, mais pas ainsi. L’ennui d’être libre deux jours par semaine et le recours de la déambulation pour tenter de le meubler. À quoi pouvais-je penser, y avait-il un but que je ne parvenais pas à m’avouer, que je refusais de m’avouer et qui me faisait plonger alors de façon hebdomadaire dans la vacuité ? Je n’étais pas heureux. Je le savais, mais je refusais de me l’avouer. Ma vie prenait un cours bizarre, elle ressemblait à train attaché à ses rails, allant ainsi d’une destination l’autre poussé par une volonté de sécurité, presque de confort. Je me dégoûtais beaucoup. Une impression d’avoir cédé à tout un enchaînement de lâchetés. D’avoir trop facilement renoncé à beaucoup de choses que j’avais tenues pour importantes afin de se sentir exister. Aussi le fait de m’apercevoir qu’en y ayant renoncé, je restais toujours en vie. Étonnant et perturbant quand je me retrouvais les soirs de semaine, invité par des amis, encore étudiants pour la plupart. Saisir d’emblée une naïveté en eux de n’avoir pas encore renoncé à leurs rêves. Comme si le fait d’avoir été plongé si jeune dans la contingence, me procurait comme une sorte de méta perception de ce qui compte et ne compte pas. D’un essentiel. D’une vérité.
Au cabinet d’architecture, dans les archives, tout était désormais impeccable. Pas un seul grain de poussière, pas une seule ligne dérangeante. Tout était aligné au cordeau, étiqueté. Les tâches journalières s’étaient amenuisées. Le matin coup de balai, serpillière, quelques notes ensuite jetées sur un cahier à spirales pour élaborer un système de base de données. L’idée de trouver quelque chose de brillant. Pour me rendre indispensable. Conserver cette ennuyeuse tranquillité. Si paradoxal cela puisse-t-il être. Puis à un moment, on se retrouve noyé dans la régularité. On ne se rend plus compte des jours, des semaines, des mois qui passent. Cette familiarité que l’on crée sans même s’apercevoir avec les lieux, les personnes. Comme pour mieux se défendre de l’inconnu tout autour. Et, le week-end s’y jeter. Trouver une sorte d’équilibre dans cet entre-deux. Mais l’ennui comme une eau tiède. Pas facile d’y rester vigilant. Seule indication, le malaise que l’on éprouve au détour d’une rue, cette éclaircie soudaine ou au contraire cet assombrissement au crépuscule de la ville qui n’est plus que silhouettes. Puis les feuilles des arbres qui tombent au sol, le cœur qui se sert à un moment sans que l’on sache pourquoi.
Un homme se plaignait dans la pièce à côté de devoir photographier la maquette d’une université. Un matin, je l’ai rejoint et sans savoir pourquoi j’ai dit que je pouvais m’occuper de faire les prises de vue. Ça m’est sorti d’un coup de la bouche et j’en fus presque effrayé. Ensuite un enchaînement rapide. Rencontre avec les patrons. À nouveau une proposition parfaitement folle. Je peux aussi faire les tirages. Ensuite, tout fut miraculeusement accepté. Évidemment sans pour autant modifier en quoique ce soit mon salaire. On me laissa comprendre que je pouvais me rattraper sur les achats de matériel en compensation. Je ne me fis pas prier de ce côté là.
Le photographe de la rue Saint-Antoine allait fermer quand je me suis amené juste à la fin de cette fameuse journée. Tout acheté d’un coup sur ses conseils. Et puis c’était un vendredi. J’allais avoir tout le week-end devant moi pour apprendre et le développement des négatifs et le tirage. Dire que ça me faisait peur, non, pas tant que ça. Je crois que c’était un plaisir d’avoir enfin un but qui allait m’aider à passer ces deux jours de solitude. Plus largement une occupation pour les semaines à venir, peut-être trouver un sens nouveau à ma vie. Un sens tout bonnement
La chance du débutant n’est pas un concept à prendre à la légère. On devrait surtout beaucoup s’en méfier. La première série de photographies en noir et blanc que je déposais sur le bureau des chefs les ravit. Ensuite, j’ignore quelle mouche m’a piqué, j’ai laissé s’écouler toute une année dans cette joie de vivre. Ce contentement apporté par l’acquiescement des têtes à chaque nouvelle livraison de photos. À la fin, trop répétitif, je m’en suis lassé. J’ai voulu me lancer dans la photographie d’art. Effectuer ensuite des tirages époustouflants d’images, on ne peut plus banales. Toutes les nuits désormais y compris en semaine, je refaisais le même tirage des dizaines de fois toujours pour parvenir à l’insatisfaction. Nourrir cette plante dont j’avais découvert la graine au fond de moi. Ensuite, sa croissance fut bien plus rapide que je n’aurais jamais pu le prévoir. Au bout du compte, je démissionnais sur un coup de tête et quittais le cabinet d’architecture. Ce fut la première fois que j’osais franchir le seuil de l’ANPE. Je me suis dit qu’une pause ne serait pas du luxe pour réfléchir un peu à ma vie. Refaire sans arrêt les mêmes erreurs devait sûrement signifier une volonté de quelque chose, indéfinissable, mais dont je me donnais comme nouveau but de vouloir définir.
Bien aimé.
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Merci Caroline
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