
Deux images emmêlées. La première une salle presque vide. Des hommes en uniforme qui torturent un autre. Mains et poings liés. Assis sur une chaise au milieu de la salle, il résiste autant qu’il peut pour ne pas donner le nom de ses camarades. Rien ne lui est épargné. Humiliations, coups, menaces. Il baisse la tête, ne regarde plus ses tortionnaires. Il entre en lui-même, se recréer un espace.
Seconde image, un homme encore. Plutôt jeune, de vingt à trente ans. Il s’est réfugié en forêt. Dans quel pays, impossible de dire. Une forêt immense, il y a de la neige et le vent souffle. Pas de feuilles aux arbres. Un univers en noir et blanc. Temps glacial. L’homme chante et hurle parfois pour essayer de se réchauffer, de rester vivant.
Images entremêlées, car ces deux-là semblent être sur un même palier de la souffrance. Un palier sur lequel je ne peux pas faire de différence entre les individus, ni même concernant les lieux. Ce qui les réunit est la résistance aux attaques de l’extérieur, la façon d’endurer. La façon dont chacun tente comme il peut de se recréer un espace.
Et, si l’envie de renoncer surgit par lassitude, quelque chose empêche chacun de l’accepter. Est-ce tout simplement pour ne pas crever, pour rester en vie, non, c’est plus une curiosité. Celle de percevoir le palier suivant, de saisir dans la chair comme dans la pensée ce que peut produire la souffrance en tant qu’élément de fabrication de l’espace. La souffrance comme moyen ou comme outil. Le terme d’espace est associé à celui de liberté. Ainsi, ils s’aperçoivent simultanément que la liberté est une idée, une représentation qui les entrave. Que derrière ces mots se dissimule autre chose. Est-ce le néant, est-ce l’invisible… nul ne saurait plus poser de mot désormais. Le tour des mots serait effectué, ne resterait plus que le non-dit et l’interligne.
Ce qui les a conduits chacun, ils ont oublié leurs mauvais choix. Ils se sont rendu compte de cette évidence. Que choisir aussi n’était qu’une illusion. Après avoir ruminé longtemps, panser toutes plaies en pensant, récapitulant Se seront aperçus chacun conduits par les sentiers qui bifurquent. Laissant çà et là à tout carrefour une part ou une autre de leur vitalité comme une obole inéluctable à fournir aux passeurs.
Pourrait-on continuer de vivre ayant découvert cela. Cette question est sans doute la seule qui reste. Et, que leur résistance, leur endurance au mal finalement est un jeu. Un passe-temps. Garder la question comme une braise en cheminant de palier en palier et advienne que pourra.
La douleur ressemble à drogue, addictive. Arrive toujours un moment où l’on ne la sent plus, ou une douleur plus aiguë serait souhaitée pour nous garder en vie. C’est aussi ce que l’on se dit et que de pouvoir s’en délivrer changerait tout. C’est sans doute ainsi que naît le confort, la sécurité et les idées toutes faites. Mais mettre à jour une addiction ne l’explique en aucun cas. D’ailleurs pourquoi faudrait-il toujours tout expliquer ?