
Tu veux une pomme, c’est autorisé durant le jeûne. Et hop je me casse une dent comme de bien entendu. Elle rit. Et moi j’ai l’air d’un con avec mon trou béant. Mais je ris aussi par réflexe. La malediction des pommes, comme la malediction tout court, notre ordinaire. L’automne flirte encore avec l’été. Les saisons se mélangent comme ici se mélangent fou-rire et larmes. On ne sait plus trop sur quel pied danser. Et puis la petite dame est arrivée aujourd’hui avec sa valise, je ne l’avais pas revue de quelques semaines, mais quelques semaines à cet âge… impression qu’elle se dessèche comme un fruit sec de plus en plus rapidement. Mais ce qui me stupéfie c’est sa voix enfantine, un grelot clair qui envahit la cuisine. Qu’importe ce qu’elle dit, juste le son de sa voix, son rire. Elle oublie tout ce qu’elle dit du reste, et le répète comme s’il s’agissait d’une première fois. L’émerveillement des enfants qui découvrent la possibilité de faire du bruit avec leur bouche. L’exaspération de mon épouse quand elle répète. La peur, la tristesse, un peu de culpabilité aussi, tout ca dans tu l’as déjà dit maman . Tandis que je romps le pain en lui offrant d’en prendre un morceau. Il est d’hier mais il est encore mou, elle est comme moi, plus trop de dents pour croquer mordre déchirer. Saucisson cuit purée faire maison. Pas trop difficile à ingurgiter. je ne sais pas si je vais pouvoir tenir la semaine me glisse mon épouse presque à haute voix comme si elle voulait que la petite dame l’entende. L’entendrait-elle d’ailleurs quelques instants plus tard ce serait oublié. Cet effroi que les choses glissent dans l’oubli, le néant. Que tout effort soit vain en apparence puisque plus rien n’est retenu sauf une vague silhouette générale, une configuration de l’habituel qui semble se réactiver par moment seulement. Nous déjeunons silencieusement ou presque. J’y retrouve un peu de ma propre enfance, l’ambiance si pesante des repas pris à la cuisine lorsque tout allait si mal. Tout ce qui s’échange en silence dans le bruit de fourchettes de couteau de verre qu’on vide ou rempli. Puis soudain vous m’en avez trop donné je ne pourrai tout avaler le grelot reprend son espace. Tentative sans doute de rompre ce silence. Il y a quelque chose de fascinant dans la vieillesse comme dans la maladie, cette lutte pour continuer de vouloir paraître, avoir une tenue quand à peu près tout se barre en sucette. Une supra conscience sans doute de ne pas vouloir montrer sa misère, la dévastation causée par les années le travail, élever les enfants, enterrer son homme et ne plus savoir vraiment où il gît désormais. L’année dernière elle se rendait encore seule au cimetière de Caluire. Deux bons kilomètres au moins qu’elle franchissait alerte. Alors que désormais on l’a surpris à ne plus savoir où se situe la boulangerie à deux pas. Est-ce à gauche, à droite impossible de se souvenir. Dans l’atelier je la vois arriver sur le seuil oh mais comme c’est beau ce que vous faites elle dit, grelot dans l’atelier tremblement des toiles d’araignées. Elle jette soudain son dévolu sur un des petits formats sur lesquels je peine. Je vais vous acheter celui-là, elle dit, je l’adore on dirait qu’ils dansent. Vous savez j’adorais tellement danser. Mon mari lui ne dansait jamais il ne savait pas. La lumière entrait à flot par les baies vitrées, mon épouse est entrée elle aussi, elle l’écoutait. Nous nous étions arrêtés tous les trois devant le tableau posé sur un chevalet. Et tout à coup cette phrase dans ma tête sans doute saugrenue comme toujours, des nouvelles de l’Eden m’arrivaient par flots en même temps que des rires d’enfants et quelques grelots dans le lointain
Douce ivresse. Douce tendresse.
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Belle émotion
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