De toute éternité

Il y a les faits et puis il y a la mémoire des faits. Le risque de confondre les deux, d’en extraire une conclusion, une réalité, est un piège dans lequel nous tombons tous. Toutes les opinions que nous fabriquerons ensuite, seront pour la plupart totalement erronées. C’est ainsi que l’on invente son histoire, sa légende, tant que personne toutefois ne se met en travers et nous prouve à quel point nous avons fait fausse route. Et c’est parfois une chance, une bénédiction de rencontrer cette personne. Encore que la pilule soit difficile à avaler, il y aura un avant et un après elle. C’est un peu comme un accident de la circulation, si on ne s’en sort pas indemne, le simple fait de se sentir malgré tout en vie peut aider à amortir tous les chocs. On peut même éprouver de la gratitude si l’émotion nous déborde. Et ce n’est pas plus idiot que de se plaindre ensuite toute une vie d’un instant d’inattention de quelques millisecondes. Toute rencontre véritable nous modifie qu’on le veuille ou non. Rencontrer l’autre, le rencontrer vraiment c’est se rencontrer soi-même sous un angle inédit. Quel genre de type j’étais en arrivant à Paris je crois que j’ai honte de m’en souvenir vraiment. J’avais choisi un petit hôtel avec le premier pécule que j’avais gagné à 16 ans en jouant de la guitare dans les rues. « L’hôtel des mauvais garçons » ça ne s’invente pas. Ne vérifiez pas sur Google, vous ne le trouverez pas, du moins en tant qu’hôtel c’est désormais un restaurant. Mais pas étonnant, je vous parle de l’année 1976. Et désormais nous sommes de moins en moins nombreux à avoir connu ces années là. 1976, le gouvernement Chirac, l’année où le PCF après le PCE, Parti communiste espagnol, lors de son vingt deuxième congres renonce à l’appellation « dictature du prolétariat » et se rapproche même du « gaullisme » débordant soudain la fameuse « union de la gauche ». 1976 l’année où le service d’ordre de la CGT s’en prend à des féministes dans les défilés syndicaux. 1976 l’année du casse de Spagiarri. 1976 l’année de l’augmentation de l’impôt sécheresse qui entraînera la démission de Chirac. 1976, L’année même où je m’étais amouraché de cette fille militante à la ligue communiste révolutionnaire, ce qui m’avait valu de participer à bon nombre de manifs, de payer ma toute première cotisation, et de me casser la voix à gueuler des slogans dont je n’avais pas grand chose à foutre. Mais l’ambiance nous emporte, on ne peut rien contre l’ambiance, surtout pas à 16 ans. D’ailleurs c’est sur ces entrefaites que le conflit naquit presque aussitôt avec mon père. Un conflit larvé qui ne cherchait qu’une bonne occasion pour que nous crevions enfin cet abcès. Ce fut un dimanche le jour des côtes de bœufs saignantes et des pommes de terre rôties que nous nous empoignâmes Moi gueulant sale bourgeois lui me rétorquant petit con de gauchiste. Ma mère au milieu tentant d’attirer en vain notre attention sur la tendreté de la viande, ma mère toujours habile à tenter de désamorcer les tragédies, les créant même parfois pour jouir du plaisir de les désamorcer. Ce fut à la seconde bouchée qu’il se leva, me saisit par le colbac et me traîna de la cuisine à la porte d’entrée de la maison. La chienne boxer que nous avions à cet époque était couchée dans l’entrée et nous toisa soudain d’un œil très triste. La porte s’ouvrit, nous étions au début de l’automne. Quelques jours avant la rentrée scolaire. Puisque tu veux faire la révolution va donc la faire en dehors de chez moi m’a dit mon père calmement, il m’a flanqué dehors et m’a refermé la porte au nez. Sur quoi aussi sec j’ai réouvert cette putain de porte, suis monté à l’étage pour me faire un sac de vêtements, quelques bricoles et ma guitare, et en redescendant j’ai tout de même mis mes chaussures, des Clark dont le bout commençait à bailler. Des godasses de gauchiste disait mon vieux à chaque fois qu’il regardait mes pieds. Bref j’étais paré, je pouvais désormais dire : puisque c’est comme ça, pas prêt de me revoir. Et j’ai claqué la lourde bien fort pour bien marquer le coup. Ensuite je crois que simultanément deux émotions s’affrontaient en moi, d’une part un soulagement inouï d’avoir osé me barrer comme ça si facilement, et de l’autre déjà une forme de regret en me préparant à affronter l’inconnu qui s’étendait devant moi. Malgré tout c’était un beau jour, l’un de ces dimanches ensoleillés où l’on n’à pas envie de rester dans la pénombre d’une maison à regarder la télé, un de ces dimanches où l’on n’éprouve nulle envie de digérer de longues heures des repas trop riches, un de ces dimanches où l’ennui nous saisit sans qu’on y prenne vraiment garde. J’avais réussi ce jour là à rompre l’ennui. De quoi serais-je encore capable par la suite, aucune idée, et c’était cette partie aventureuse de moi qui trouvait cela excitant tandis qu’une déjà, sur la route menant vers la gare, me serinait de remonter vers la maison familiale pour m’excuser. Ces moments je ne sais pas si je les ai inventés ou si je les ai véritablement vécus ainsi. Peut-être y aurait-il un ou deux détails à modifier, peut-être que finalement ce n’était pas des côtés de bœuf ce jour là, peut-être était-ce le fameux bœuf bourguignon spécialité de mon vieux qui lorsque la lubie le prenait se levait aux aurores pour nous le mitonner. Le vieux et la bouffe. Mon Dieu j’en arrivais parfois à vomir rien que d’y penser des années plus tard. Mais j’appris aussi que faire la cuisine pour les autres ce n’est pas seulement affaire de nourriture c’est aussi une manière d’aimer quand on n’en possède pas vraiment d’autres Une manière évidemment souvent égoïste, surtout chez mon père, mais qui donc n’a pas de défaut sur cette terre, et surtout ce sont justement tous ces défauts qui font que nous replongeons dans ces parties de nous, elles font tellement partie de nous qu’on les croirait être là de toute éternité.

2 réflexions sur “De toute éternité

  1. Un texte sensible qui m’a fait vivre intimement la situation. A part ça, je me souviens très bien de 1976, particulièrement d’une journée de juin, canicule et film dans une salle climatisée (Next stop Greenwich village de Paul Mazursky, l’histoire de Larry qui quitte sa famille pour devenir comédien)suivis d’un repas à une terrasse de la Montagne Sainte Geneviève avec la plus belle fille du monde, ma meilleure amie perdue de vue… La glace aux cerises noires était délicieuse. Ah, en retrouver le goût !

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    1. Hum en retrouver le goût est affaire risquée. Je me souviens d’avoir cherché une pizzeria dans laquelle je n’avais plus mis les pieds en presque 40 ans, à Meta di Sorrento en Italie. J’ai finalement retrouvé les lieux mais pas le goût de la pizza. Ils avaient évidemment changé de pizziolo.

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