Carnet 14

"Encore une fois, l’attendre, cette seconde qui voudra être écrite, conjonction de perceptions et sensations, distorsions et cahors (ou tout le contraire, un bruissement de vent dans des feuilles, à vous de positionner votre curseur d’abstraction), mais que ce soit cette phrase qui vous dise vouloir être écrite. Trop facile, sinon, se remémorer. Et la remémoration ne saurait pas isoler une durée d’une seconde, même si de prononcer simplement une phrase comme « je traverse le trottoir, pousse la porte de la Poste et m'avance jusqu'au guichet nouvellement décoré d’une et une seule guirlande de Noël » c’est déjà épuiser une seconde de ce qu’a été ma journée (qui en compte 86 400), et créer un texte qui demande une seconde pour être prononcé. Le texte que vous allez écrire n’obéit pas à cette contrainte : il épuise, si possible (et c’est ce qu’on nomme poésie qui va en tendre le trait). « ou, s’ils sont à pied, les bras en avant, comme s’ils allaient enfin dégager et débroussailler pour de bon cet Univers plein de difficultés et d’incidents qui se présente sans cesse devant eux » : ce qu’il y a d’incroyable, dans les Hizivinikis d’Henri Michaux, c’est qu’il n’y prononce jamais les mots vite ni vitesse. C’est la langue qui est devenue cette compression du temps, le mouvement saisi et avalé par la langue qui dit cette fraction de temps. Question technique aussi : oui, certainement. Avoir cela en permanence présent. Et, pour cela : eh bien, le faire ? Quand vous saurez, au cours de la journée de demain, qu’elle est là, précisément là, cette seconde qui va devenir votre texte, l’arrêter, l’écrire –– la différence avec l’exercice précédent ? On arrêtait tout mouvement, on saisissait une réalité fixe. Aujourd’hui vous en mouvement ou le contraire, ce que vous écrivez étant mouvement et vous non, c’est le mouvement qui sera la phrase. Comme on tombe." François Bon, Atelier d'écriture le grand Carnet 

1h35. Sur l’exercice précédent le choix d’écrire une fiction pour installer une durée du moment, l’île était ce moment que l’on cherche à atteindre et qui à la fois ne se laisse pas voir aisément, mais de plus se dérobe ou est inhospitalier. (voir carnet 13) Désormais c’est tout l’inverse, prendre quelque chose de gros et le réduire à sa plus petite expression. Tout Platon en une phrase si on veut. Ou une ville, ou une histoire d’amour. Maintenant si cela doit se passer dans une seule de nos journées. L’effet peut être rigolo s’il arrive par la répétition ( une seconde sans fin) On peut aussi penser à exercices de styles de Queneau, la même scène, l’entrée dans l’autobus décrite plusieurs fois sur des tons différents avec des conjugaisons différentes, forme active, passive voire des détails qui surgissent soudain d’une version l’autre.

Faire quelque chose que l’on doit faire, une chose simple, qui ne dure qu’une seconde.

En une seconde, le rouge arriva pile poil où il devait se rendre sur la toile.

En une seconde j’arrive a rouler une cigarette d’une main comme Lucky Luke, à grimper sur Jolly Jumper et à dégommer tous les chapeaux des Dalton. tout ça en fermant les yeux évidemment.

En moins d’une seconde j’ai vu ma vie défiler toute entière, lorsqu’en arrosant les bégonias, mes jambes se dérobèrent.

Une seconde à peine et il avait déjà aperçu simultanément la tuile se détachant du toit, la femme poussant le landau, et le point de rencontre probable de ces deux éléments à quelques mètres devant lui.

Evidemment c’est trop facile d’évoquer que toutes ces actions se déroulent en une seconde.

De quoi suis-je vraiment conscient lorsque l’aiguille de l’horloge avance d’un cran. La pensée va beaucoup plus vite que mes jambes, mais mon inconscient la double. si je trouvais un moyen par autohypnose de déballer tout ce qui est perçu durant l’écart entre ces deux positions de l’aiguille, alors je me situerais en méta position par rapport à l’écoulement du temps. Je verrais le temps tel qu’il est vraiment comme un flux d’imaginaire charriant des bouts de réel. ( à moins que ce ne soit le contraire?!) Je serais au bord d’une rivière. et comme autrefois je lancerais ma ligne à l’eau, guetterais le bouchon coloré, puis ferrerais sitôt qu’il s’enfonce sous la surface de l’eau. Je me dirais que j’ai péché un poisson.

Un poisson nage entre deux eaux, un ver surgit devant sa gueule qu’il ouvre et referme , puis l’hameçon lui perce la joue et il se sent soulevé violemment vers la surface, qu’il crève, gerbes d’eau, vaste ciel poisson volant, pour parvenir dans une main d’enfant, qui le dégorge, le jette dans une bourriche où il suffoque et finit par tourner de l’œil.

L’enfant ferre en apercevant son bouchon plonger sous l’eau, puis le contact visqueux d’un poisson dans la paume de sa main. Un corps froid et vibrant de vie qui se débat dans la paume de la main. –c’est un gardon –se dit-il pour éloigner de lui l’ étrange, le trouble qui surgit encore un peu de tenir un poisson dans sa main.

c’est un gardon pense l’enfant en regardant le poisson gigoter dans sa main. Puis il décroche l’hameçon, flanque le gardon dans la bourriche, place un nouveau ver sur l’hameçon et jette à nouveau la ligne.

Contraste de cette matinée de pèche, la tranquillité de la rivière, pas de vent, et soudain un poisson mord à l’hameçon. Les battements de cœur s’accélèrent, qu’est-ce qu’on peut bien avoir attrapé au milieu même de ce calme de cette tranquillité.

Si je me mets à penser je freine quelque chose. Si je me mets à écrire je peux contrôler partiellement tout ce qui surgit au moment même où j’écris–l’écriture et la pèche– Puis quand je reviens chez moi, je vide les poissons en étalant une double feuille de papier journal, une de la montagne, journal local. Puis avec le temps il arrive un temps que je ne les vide plus. Qu’ils pourrissent dans la bourriche. Quelle raison puis-je trouver encore à cela. Que tout le monde se fichait de mon menu fretin. Que ma mère détestait l’odeur du poisson qui frit dans l’huile. Que mon père pêcheur n’était jamais là. Que j’avais toujours mille autres choses à faire. Que j’ai fini à partir de 7 ans et des raisons obscures par détester le monde et moi-même en laissant pourrir ainsi à peu près tout ce que je touchais et qui m’avait durant une ou deux secondes, réjoui

Si je ne freine pas les choses, surgissent la plainte, la colère, le malheur en boucle. Je suis une réincarnation débile de Jules Roy. D’ailleurs j’y ai pensé pas plus tard qu’hier. Je ne sais plus pourquoi ça m’est venu, en observant mon malheur justement, le malheur de vieillir, d’avoir mal aux chevilles, de ne plus pouvoir marcher comme avant. D’être un vieux quoi. Et je crois aussi que j’ai voulu compter mes amitiés, à peine autant que les doigts d’une main. tout c’est déroulé vers l’heure du déjeuner, juste avant de traverser la cour qui mène à la maison, en posant la main sur la poignée de la porte avant de l’ouvrir. Une poignée froide, comme un poisson mort dans la main.

Trois pas en arrière pour voir le tableau, je me roule une cigarette, je n’achète plus de toutes faites désormais, bien trop couteux, je ne mets pas de filtre non plus, économie. Et puis je crois que je m’en fous surtout. Oui c’est cela je m’en fous. Il y a des moments où l’image se fige et devient nette. Perdu pour perdu. J’avais travaillé depuis le matin sur ce tableau mais sans conviction vraiment, parce qu’il faut bien le faire. C’est désastreux d’en être parvenu là. Je me sens comme autrefois à la chaine, même si je lutte comme autrefois pour tenter de me défiler, la machinerie est belle et bien là, comme cette presse pour fabriquer des disques de résine, pas intérêt à rêvasser ni à dormir debout, sinon crac plus de main. tout me revient comme ça sans crier gare en touchant cette putain de poignée de porte. Comment on se sort de ça. avoir faim voilà comment. S’imaginer des odeurs de cuisses de poulet grillées au four ça devrait aller. Ce qu’il y a derrière cette invention, on verra plus tard un autre jour, mais pas maintenant, pas la force vraiment.

Inversion des propositions dans la vieille langue. La grammaire n’était pas la même qu’aujourd’hui, alors évident qu’il fut utile, nécessaire de trouver des astuces pour indiquer une durée, un temps.

Tant d’astuces surgissent, pêle-mêle en cet organe, icelui sis entre les deux oreilles, que d’abord s’en effraye, mais aguerri par luttes et misères, des mariages et des guerres, s’assoie , observe puis rit. Car le rire etc etc etc.

Dans cette hypnose à laquelle on se soumet plus ou moins volontairement– Sur les réseaux– j’avise une publicité pour une machine à café De Longhi. Pour 1.95€ ! Une fébrilité formidable s’empare de moi tandis que je fais deux pas en dehors du canapé où j’étais assis. Je me fois remplir le formulaire, aller chercher mon portefeuille, en extirper ma carte bancaire, effectuer toutes les opérations fastidieuses mais nécessaires pour que le paiement soit validé. Puis je m’assoie à coté de moi-même et me montre les petits caractères de la fameuse annonce. Et là enfin, mon double s’aperçois que ce n’est qu’un putain de jeu concours. Que la probabilité pour qu’il gagne ce magnifique objet, au final inutile puisque nous possédons déjà deux cafetières, une de la marque Nespresso que nous n’utilisons que lorsque nous invitons des amis, et une autre plus basique que nous utilisons tous les jours, parfois même plusieurs fois par jour, que cette probabilité de l’obtenir donc, soit quasi nulle. Ensuite de se consoler comme on peut d’avoir été si con en allant chercher une banane et l’éplucher en silence avant de l’engloutir. Mais tout de même voilà comment on se fait voler 1.95€ et par soi-même, par pure faiblesse, par cupidité surement aussi, pour un seul instant d’inadvertance.

A 10h30 hier je refais une tentative pour poster le colis que je n’ai pu poster l’avant veille. Toute la cartographie a changé en une nuit ou une journée. Le passage qui avait été crée pour les piétons au beau milieu de ce merdier formidable qu’est devenue la transformation de la Place Paul Morand, n’existe plus. Mais un nouveau chemin a été tracé pour rejoindre plus facilement la Poste, et je me dis qu’avec un peu de chance celle-ci daignera être ouverte. Double miracle puisque mon espoir et la rapidité pour l’atteindre ne dure qu’une centaine de mètres à peine. Et là je me rend compte dans quel monde nous vivons.  » Sonnez pour entrer » même à la Poste il faut montrer patte blanche, c’est à dire se présenter face caméra. Enfin la porte s’ouvre. Personne sauf une employée, sorte de grande jument dégingandée qui me jette un bonjour c’est pourquoi. Je réponds même pas. Je sors mon colis du sac Lidl dans lequel je l’avais placé au cas où il pleuve et lui tend. Evidemment j’ai déjà tout préparé à partir de mon ordinateur, imprimé et collé l’étiquette, et lui tend le bordereau pour qu’elle le tamponne. Paf ! violence du coup de tampon. Et hop je ressors en disant quand même merci, bonne journée, parce que je suis poli. Arrivé dehors j’éprouve ce soulagement bizarre toujours quand je poste quelque chose. Mais là en plus je crois que la rapidité, la fluidité, l’enchainement de toutes les mini actions effectuées pour en arriver à l’éprouver de nouveau, participent d’une sorte de grâce, ou du grand art. Pour un peu je dirais merci merci tout le long du chemin pour revenir à ma maison.

très tôt hier encore Mon épouse est la seule cliente du village à exiger que la boulangère lui coupe sa baguette tradi en tranches. Je crois qu’elle a beaucoup travaillé à l’acceptation de cette nouvelle réalité, tout du moins pour la commerçante, en se rendant elle-même et souvent dans cette boulangerie. Toujours la même. Mon épouse ne lâche pas facilement l’affaire quand elle veut obtenir quelque chose. Ne serait-ce qu’une baguette tradi tranchée. Alors que moi je suis beaucoup plus coulant. Si on me demandait quel intérêt de trancher une baguette, je serais assez faible de caractère pour être d’accord avec la première personne venue qui me dirait « aucun ». En tous cas ce matin c’est moi qui m’y colle pour aller au pain. et donc il va falloir que je demande ( le plus naturellement du monde comme si c’était une formulation ordinaire, banale ) une baguette tranchée. Et ce alors que je suis connu de la même boulangère pour ne jamais acheter de baguette tranchée tradi ou pas. d’habitude je dis juste — une baguette tradi pas trop cuite s’il vous plait–. Et bien la boulangère avait l’air bien lunée, elle ne m’a pas posé de question, elle a juste dit –ah c’est pour la petite dame qui vient de bonne heure le matin. Comme si soudain elle avait compris quelque chose et le disait à haute voix. Puis elle a attrapé une baguette et je l’ai vu disparaitre dans le laboratoire à coté. à peine le temps pour le dire qu’elle était revenue et me rendait la monnaie de mon billet. J’en suis resté baba. Puis mon épouse me vit déposer comme un trophée mon sac en plastique rempli de tranches de pain, sur la table de la cuisine, elle a hoché la tête, et encore une fois, petite satisfaction, la journée démarrait bien.

Hier une autre toile commencée en parallèle des autres. Toutes ces expos qui arrivent vite, février la première. Sur les femmes en plus. Comme si soudain je ne savais plus du tout peindre la trouille. Concomitamment aperçu une affiche d’expo Eugène Leroy, qui a eu lieu cette année sans que je ne puisse la visiter. Je crois que ce tableau est directement inspiré de lui. Comme quoi je suis d’une une éponge et deux que les femmes continuent toujours à me faire peur même à les peindre. Disons que j’en suis plus conscient qu’avant surtout. Privilège de vieillir.

2 réflexions sur “Carnet 14

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