
Reprise d’un texte écrit en 2018.
Suivre un chemin pour se rendre compte de l’existence du relief. Autrefois cette insistance sur les mots spirituel, artistique. Comme s’il ne pouvait y avoir que ces chemins là possibles. C’est beaucoup trop se limiter. Par crainte. C’est surtout s’égarer. N’importe quel chemin fera bien l’affaire pour prendre conscience des hauts et des bas. Des sommets et des gouffres. Mettre la barre trop haut est propre à la jeunesse. Comme la mettre aussi trop bas chez les vieillards. C’est de ne pas connaitre sa force et vouloir la connaitre qui oblige à se fourvoyer avec de tels mots. Qu’en est-t ‘il désormais. Le fait de penser que tous les chemins se valent indique un apaisement. Ce n’est pas le chemin qui importe mais comment on marche sur celui-ci. Avec quelle vigilance, quelle attention. Avec quel sentiment de peur ou de confiance. L’endroit où l’on imaginera se rendre ainsi ne semble pas non plus d’une importance capitale. S’il y a toujours dans notre esprit cette obsession de l’endroit c’est qu’il y a encore un envers.
Se résoudre à cette modestie qu’est l’ignorance des raisons de l’autre pour expliquer ses actes. Ne rien interpréter, ne pas se mettre à sa place pour pérorer sur une action. Serait-t-elle définitive comme le suicide. Toutes les explications biographiques concernant le suicide de Nicolas de Staël, n’expliquent pas grand-chose. De même lorsque le narrateur de la « confusion des sentiments » de Stéphan Zweig évoque, en introduction, ce gros livre constitué par ses étudiants, et qui rassemble tous ses travaux universitaires jusqu’à la moindre des annales. Il s’interloque de la même façon. L’essentiel est omis. Il faudrait–dit-il– en revenir aux cellules du corps. Il n’y a qu’elles qui connaissent la véritable histoire de toute existence.
On explore un gouffre au même titre qu’un sommet. C’est sur le chemin. Ensuite rien ne dit qu’on ne s’arrête pas là. On peut tout aussi bien finir sa vie au sommet qu’au plus profond d’un trou. ( seconde solution beaucoup plus réaliste, en tous cas bien plus commune que la première) A part chez quelques peuplades (en voie d’extinction ou d’acculturation– mais n’est-ce pas la même chose) qui placent leurs morts en haut de monticules ou au sommet des arbres.
Une mauvaise journée de peinture est un gouffre en miniature. Sans doute est-ce aussi la raison de ce titre, de ce texte. Une journée où malgré les efforts on ne parvient à rien de satisfaisant. Tout simplement parce qu’on cherche encore une satisfaction. Que si elle ne vient pas on se sent dépossédé de la récompense habituelle. Dans ces cas là se souvenir qu’on a quitté les bancs de l’école depuis belle lurette peut aider un peu. Que ce système d’efforts– récompensé par un bon point, une image, un baiser–nous a pourri la vie tout à fait convenablement durant des décennies avant d’en comprendre les tenants et aboutissants. Mais aussi probable que les choses ne soient plus comme cela désormais. Que ce qui est mémorisé appartienne à un autre monde, disparu, que ce monde nouveau se fiche royalement des bons points, des images, des baisers. Que la seule chose qui compte c’est l’argent. L’argent comme étalon des réussites comme des échecs. C’est le gouffre dans lequel tous ensemble serons parvenus. Avec la même inadvertance qu’au tout début, lorsqu’on imaginait industriellement avoir découvert un sommet.
S’extraire d’un tel système de récompenses/ punition, demande des nerfs. Trouver sa joie personnelle dans une résistance effectuée dans l’urgence en ralentissant toute vitesse , un luxe. C’est à dire que même au fond du gouffre dans lequel ce luxe nous aura mené, on ne peut pas vraiment se donner le droit de râler. C’est surtout parfaitement inutile avant d’être incongru. On est obligé de considérer les choses avec la tête froide. Que ce gouffre correspond à un sommet tous deux inventés pour parvenir à une mesure. LA mesure de nous-mêmes. Et que si les nerfs lâchent c’est aussi qu’ils doivent lâcher. Comme il arrive qu’une branche se rompe en pleine croissance d’un arbre, que la foudre en foudroie plus d’un au hasard, que nous ne savons absolument rien des lois de ce hasard. Qu’il ne faut pas céder à la peur mais au contraire s’accrocher à la flamme qui nous a déjà entrainé jusque là. La voir au moins, sinon en comprendre la raison, l’intention. La voir en acceptant que toutes ces choses ne nous regardent pas. N’est-ce pas cela la modestie de l’ignorance, qui rejoint tellement d’autres, celle de l’ouvrier qui se lève aux aurores pour aller gagner par tous les temps son pain, celle du paysan, celle du voleur comme celle de l’assassin.
Peindre est un chemin comme écrire, lire aussi.
Mircea Eliade auteur du « chamanisme et les techniques archaïques de l’extase » semblait être un type épatant lorsque son ouvrage me tomba entre les mains aux alentours de mes 17 ans . Des années plus tard j’appris qu’il s’était largement compromis en faisant partie de la garde de fer roumaine. Quelle déception. Toute une montagne qui s’écroule. il faut lire Arendt sur le procès Eichmann pour découvrir comment les collabos roumains étaient parmi les plus féroces de tous. Et cela ne s’améliore pas par la suite. Eliade sera proche de la nouvelle droite française qui influencera un Patrick Buisson conseiller de Sarkozy. Jeter ses livres aux ordures aura été impensable. Bien trop de respect pour l’objet livre. Mais ils sont restés fermés depuis lors. Jamais je n’ai pu les relire. Ce qui désormais me semble ridicule. Comme si les gens étaient fait d’une seule pièce. Ce dont on s’aperçoit aussi avec le temps, de cette complexité des autres comme de la notre. Dans les amours, les amitiés aussi il y a ces mêmes sommets et ces gouffres mais qui ne sont crées que par nos attentes, nos espoirs et bien sur nos déceptions. Carlos Castaneda en revanche est un bon vin qui vieillit et dont parfois on peut renifler l’arôme en ouvrant un de ses livres. Ce doit être sans doute l’auteur que j’ai le plus lu et relu entre 30 et 40 ans. Sans y comprendre grand-chose à la vérité. Mais il y avait un mystère tellement séduisant. Cette séduction aussi est du même ordre que les couleurs des fleurs pour les insectes. Le but final étant le transport du pollen, d’une essence, que celui-ci tombe au petit bonheur la chance est aussi une donnée que prend en compte la nature. La fameuse abondance, ou générosité de celle-ci ne sert qu’à se prémunir du risque de la perte définitive d’une espèce.
Donc les gouffres ne sont que création de l’esprit comme les sommets. Et ce n’est pas parce que l’on découvre cette évidence qu’il faille considérer la platitude comme seul refuge possible. Comprendre la nécessité de ces illusions, leurs tenants et aboutissants, et vivre avec strictement comme avant. Débarrassé de quelque chose cependant, tout en en récupérant une autre, pour l’instant indicible. Puis, de plus en plus, au fur et à mesure, une fois détectée, l’intuition que ce qui est indicible doit le rester.