
Des peurs, esquives inconscientes et autres dégoûts reléguées dans les profondeurs de la béance du temps, remontent parfois à la surface de l’instant présent. Et le trouble qu’elles installent dans le parcours où elles s’efforcent vers la clarté est le lieu le plus propice à l’´écriture. Ainsi je revois Robert tel qu’il fut dans mon enfance et tel qu’il devient dans le présent. C’´est à dire mon semblable. Et je ne parviens pas à décider si cette similitude est une faveur, une satisfaction pour l’homme que je suis aujourd’hui. Il est même, après réflexion, préférable qu’elle ne le soit pas car en m’en allant directement au pire, implique, logique étonnante d’un tel choix, cette conséquence qu’il me sera plus facile d’en avoir le cœur net. Robert le père de mon père m’inspira une vénération mélangée de crainte depuis mes plus lointains souvenirs enfantins jusqu’au jour de son enterrement, lequel fut une farce grotesque à laquelle, ayant atteint l’adolescence je participais bien malgré moi. Le curé de la paroisse, bourré comme un coing, fut ce jour précis, possédé par l’esprit du grommelot et je me demande encore si la cérémonie funèbre à laquelle par usage ou tradition je fus bien obligé de participer, appartient à la catégorie shakespearienne du théâtre Elisabéthain ou à la Commedia del Arte italienne. En tous cas, il se trouve indiscutable que nous eûmes par la suite affaire, mon père et moi, aux foudres des vieilles bigotes du bourg, en raison de notre inconduite bruyante. Un fou rire qui ne nous lâcha pas depuis l’entrée en scène de l’ecclésiastique émèché jusqu’à l’onction qu’il jeta totalement au pif sur le cercueil de feu mon grand-père. Cette terrifiante farce pour autant qu’elle nous fit pleurer de rire, mon père et moi, nous rapprocha tout à coup comme jamais autre moment de nos vies, par nature si dissemblables. Même au moment où ce denier mourra des décennies plus tard, nous n’eûmes telle proximité et donc jouissance ou apaisement. Sentiment vaste et mystérieux que cette proximité, ce dénouement père fils. Et que l’on aimerait voir apparaître autrement qu’à l’intérieur d’une énormité religieuse ou théâtrale. Mais faute de grive et un bon tiens vaut toujours mieux que deux tu l’auras. Cette haine déguisée en indifférence que le fils nourrissait pour son père m’étonna longtemps, m’attristait régulièrement. Il y avait entre ces deux hommes un contentieux qui ne trouvait pas d’issu. Et même après la mort de Robert rien ne fut résolu pour autant. Ce qui fait que, suivant la loi naturelle des legs familiaux, j’en héritai à la mort de mon père sans même en entendre parler par maître X notaire à Y. Le seul grief ayant créé ce différent entre mon père et Robert fut une escapade de ce dernier qui dura 12 ans et dont le prétexte aurait été, selon la légende familiale, la quête ubuesque d’un paquet de gitanes blanches sans filtre. Ce qui conduisit ma grand-mère à élever seule mon père et à affronter sa belle-mère, unique détentrice des parts de la boucherie dont, par intérim, elle se retrouva propulsée employée- patronne du jour au lendemain. Enfant je dus baigner dans un climat de reproches et d’amertume qui, par un phénomène de porosité naturelle, m’envahit. Et aussi cette porosité ne trouvant que peu d’objet extérieur autant que réel dans mon univers, elle finit par se diriger toute entière contre moi-même. Robert était revenu dans ses foyers lorsque, a ma naissance, on me confia à mes grands parents par commodité. Il est possible que cette imbibition dans l’amertume commence ainsi sitôt que j’eus franchi le seuil de l’appartement de la rue Jobbé-Duval, au 35, dans le quinzième. C’est aussi à partir de cette époque qu’une grande confusion naquit à propos du silence, celui-ci n’étant pas dans mon souvenir synonyme de calme ni de paix mais, au contraire, la forge brûlante où la volonté de vindicte alliée à la rancune, l’amertume, l’amour et la haine crée les lames damasquinées nécessaires à tout égorgement en bonne et due forme, mutuel. Cependant que le vocabulaire en était,– et c’est ce qui m’aura sans doute le plus rendu chagrin– d’une pauvreté ordinaire. Mise à part l’utilisation de l’argot par Robert qui en usait d’une façon si régulière et abondante que cette langue des bas-fonds si séduisante à l’oreille autrefois , désormais n’est plus pour moi qu’une nappe de silence chargée d’emballer une violence indicible comme une tranche sanguinolente de foie de génisse.Une seule fois, grand-mère parvint à faire sortir Robert de ses gonds devant moi. Et lorsqu’il attrapa un couteau à découper les rosbifs pour le brandir au dessus d’elle dans la cuisine, je crois avoir éprouvée cette étonnante satisfaction de voir enfin un homme, non plus menacer ou caresser le désir de passer à l’action, mais d’ être -quel soulagement- enfin emporté par sa nature authentique. Et bien sûr le couteau resta en suspens et bien sûr jaillit une salve de jurons en argot et bien sûr ce jour là où tout aurait pu changer à tout jamais, rien ne se passa. Robert avait tiré un trait sur toute dignité depuis belle lurette c’était dans mon esprit enfantin une évidence indiscutable. Et c’est à partir de cet événement que je rejoins sans même le savoir la communauté que formait mon père, sa mère et mon arrière grand-mère dans la déconsidération de Robert. Que de modèle paternel intérimaire auquel je l’avais hissé il fut relégué à un rôle secondaire de marionnette turque. Nous dormions dans la même chambre et assez vite dans le même lit quand mon corps ne put continuer à être contenu dans l’exiguïté du berceau. L’odeur des gitanes blanches qu’il n’écrasait que sommairement dans le cendrier de la marque Cinzano, accompagne de façon indélébile ce souvenir. Il laissait ses cottes de travail accrochées à un porte-manteau. Des cottes de coton de couleur noir et qui comprenaient une infinité de poches de profondeurs diverses. Et dans lesquelles, durant son sommeil d’homme éreinté par le travail mais pas seulement, j’allais avec frénésie, fébrilité, pour me faire peur, plonger la main. L’argent sous forme de menue monnaie que j’en extrayais était comme une rétribution que je m’octroyais sans aucune vergogne. Et cette absence de culpabilité participait à cet effort de me ranger lâchement, comme tout être faible du côté des plus forts. Le vol fut ainsi pour moi une tentative lamentable quand j’y pense, une tentative vouée d’avance à l’échec, bien sûr, de rêver rejoindre une communauté constituée essentiellement par la fascination de la probité. Probité dont je n’avais pas d’autre choix que de la mettre aussi en doute que la velléité, l’insouciance, l’égoïsme de Robert, mon grand-père. Une image me revient des profondeurs de ma propre ignorance du monde qui m’entoure. Elle représente des constructions bancales. Robert construisait des piliers constitués de briques et de broc dans une partie de la cour attenante à la ferme où il acheva sa vie. Je crois que le but qu’il s’était donné était de soutenir un toit par la suite afin d’entreposer du matériel. Il n’acheva jamais ce projet. Et c’était aussi un bon sujet de plaisanterie dans la famille que d’évoquer l’absolu manque de rectitude de ces assemblages verticaux voués d’avance à l’échec. Un peu comme les textes que j’écris sur ce blog. Des efforts têtus effectués à l’intérieur d’ une incompétence obstinée en vue d’un Toi tout au plus réduit à un fantasme, un passe-temps.