
Dans ta famille le lit d’un mort ne se jette pas plus qu’il ne se revend, un vivant finit tôt ou tard par le récupérer et à son tour de s’y allonger bon grès mal grès. Et, même si l’on mime l’indifférence, dormir dans le lit d’un mort provoque des rêves. Des rencontres oniriques qui même si on les oublie au matin, continueront à produire leur petit effet insidieux tout au long de la journée. Ainsi le lit de ton aïeul Charles Brunet fut-il placé dans la chambre de Robert, ton grand-père paternel. Et ainsi l’histoire recommença. La fumée des gitanes mal éteintes, les ronflements d’homme exténué. Dormir avec Robert, ce feuilleton. C’était un lit double en chêne massif, du bel ouvrage d’autrefois. Un meuble que l’on peut sans crainte démonter puis remonter, et ce d’un lieu l’autre, et même après des années d’usage. Un menuisier l’avait conçu puis fabriqué dans les règles de l’art. C’est à dire en utilisant tenons et mortaises. Il n’y avait, de mémoire, aucun clou, aucune vis, pas plus que de boulon ou d’écrou comme dans ces lits modernes dont la durée d’existence est bien moindre de nos jours. Il t’es aisé d’imaginer l’importance que l’on plaçait jadis dans cet événement familial, l’acquisition d’un lit. Comme d’imaginer aussi cette désinvolture avec laquelle on remplace un dormeur défunt par un autre vif. Une désinvolture provoquée par cette importance-nommée aussi respect- que l’on accorde, dans ta famille paternelle, d’origine rurale, aux objets, et qui la place en avant parce que : the show must go on, la vie doit continuer coûte que coûte, on n’a pas le choix. Donc, de 1972 à 1975 ou 76, tu as dormi dans le lit de Charles Brunet lorsque tu te rendais chez Robert et Andrée pour les vacances scolaires, l’été. C’était une période difficile où l’ennui te possédait d’autant plus férocement que tu ignorais le nom de ce démon. Un vide, une béance omniprésente qui t’entraînait dans ces longues marches à travers la campagne bourbonnaise. La plupart du temps entre Chazemais, Villevendret. Mais aussi parfois jusqu’à Vallon-en -Sully quelques cinq ou six kilomètres plus loin, lorsque le poids de ton néant devenait vraiment insoutenable. Tu imaginais déjà que la marche te permettrait de distancer ton propre vide, d’y échapper comme on cherche un ailleurs dans l’incapacité d’être ici. Puis le soleil terminait sa course et finissait toujours par choir comme un fruit mûr derrière les collines. Alors, tu rejoignais la ferme des grands-parents, ta place à la table de la salle à manger où ton couvert avait été mis. La télévision allumée diffusait le bulletin météo, les jingle s’ enchaînaient, les spots publicitaires et puis soudain les corps se redressaient autour de toi, comme animés par un sursaut, un réflexe. Effet du générique dramatique -déjà- du JT c’était l’heure de la soupe et des informations. Que tu puisses effectuer un lien, plus de quarante années plus tard, entre ce souvenir d’avoir dormi dans le lit d’un mort- ce mort par qui tu as appris la mort- et ta perpétuelle mélancolie adolescente, ne peut être considéré comme une explication, une justification de quoique ce soit. Il ne peut s’agir que d’une association fortuite provoquée par la transe habituelle de l’écriture et qui associe soudain deux souvenirs. Ce genre de souvenirs dont tu pourrais te servir pour trouver un peu de sens au désastre qui ne tardera pas d’arriver par la suite. Tout en sachant pertinemment que le désastre, comme la violence ne nécessitent aucun sens.