
Zone industrielle de Tremblay en France. 1991. 7h30 le matin. Tu as dégotté un job de préparateur de commandes dans une boîte japonaise qui construit et vend des machines-outils, le genre de bécanes à découper le métal comme du beurre sans peine ni bavure. Un périple depuis la maison de L. qui t’héberge dans le quinzième. Une heure trente de trajet matin et soir. Il y a un grand parc à traverser lorsque le bus te dépose. On ne doit pas être très loin du printemps,car,déjà tu observes sur les arbres la présence de timides bourgeons. Mais surtout ce qui t’attire ce sont ces milliers de chenilles d’un vert céladon. Durant toute la mission d’intérim tu emprunteras le même parcours pour étudier le développement de celles-ci dans l’espoir d’apercevoir le terme de leur métamorphose. Cela fait bien un mois désormais que tu fait l’aller-retour soit trois heures passées dans les transports en communs. Un temps que tu emploies pour lire, écrire sur tes carnets, tenir. Le contremaître portugais t’as à la bonne. Il t’a mis au petit matériel, ce sont des pièces détachées, la plupart vis boulons écrous, mais il y en a des milliers. Donc le job consiste à savoir lire un bon de commande, aller ensuite dans les allées bordées d’immenses racks et de trouver les références demandées. Ensuite trouver le carton convenable, emballer, peser, et déposer sur la palette des expéditions le résultat final. Ce n’est pas un boulot compliqué, fatiguant à peine physiquement. Et puis avec une bonne mémoire, le sens de l’orientation, n’importe qui peut le faire. L’art ensuite consiste à développer des stratégies pour réduire l’effort, ne pas se fatiguer inutilement, comme dans n’importe quel job. De plus minimum d’échanges avec les autres collègues à part la pause repas si l’on veut, ce que tu ne préfères pas car tu vas t’asseoir dans le parc pour lire, écrire, et jeter un œil sur tes chenilles. Personne ne te dérange et tu ne déranges personne, on peut dire que c’est une ambiance sympathique dans un univers japonais. De temps en temps tu peux en observer deux ou trois qui débarquent dans l’entrepôt. Cheveux coupés court, raie sur le côté, rasés de près ou imberbes, impeccables dans leurs costumes sombres et cols immaculés, pompes luisantes sans excès, voix mesurées, sans gestuelle inutile. Le cadre japonais est tout entier voué à son rôle de cadre japonais et à son pays le Japon dont il se fait fort d’être un digne représentant ou ambassadeur. Il est généralement affable, voire souriant mais tout comme le cadre américain il ne vaut mieux pas le manquer. Ne pas se fier aux apparences est aussi utile dans n’importe quel job, cela s’apprend aussi. Thomas est venu vers toi un matin, c’est le type qui s’occupe de l’informatique et il avait besoin d’aide pour trouver l’emplacement d’une pièce afin d’en vérifier le nombre. Soucis de stock mal renseigné apparemment. Vous vous êtes vite mis à discuter et à sympathiser. Lui vient de se séparer de sa femme et de ses enfants et toi tu ne t’en sors pas avec cette relation bizarre, un coup je te veux un coup je ne te veux plus. Tout à fait le genre de difficulté qui, sitôt effleurée semble rapprocher, favoriser la rencontre entre semblables. Trois heures de transport par jour, Thomas n’y croit pas et aussitôt il t’invite à partager sa chambre dans le Formule 1 en bordure de la zone. Bien que gêné et surpris par une telle générosité qui te semble toujours suspecte, tu acceptes et commence alors une vie complètement déjantée. Il te cède le lit superposé. Désormais après le boulot, tu retraverses le parc mais tu ne regardes plus vraiment les chenilles, tu ne lis plus beaucoup et n’écris plus du tout. Même la pause déjeuner vous la passez ensemble Thomas et toi. Ce type a tellement besoin de vider son sac qu’il accapare tout ton temps sans même que tu ne résistes. Comme si tu voulais connaître le fin mot de cette histoire que le destin brandissait sous ton nez. Le soir vous allez au GRILL attenant l’hôtel. Thomas paie l’addition régulièrement, il fait passer ça en frais. Et bien sûr vous picolez comme des trous et à la fin vous rentrez à l’hôtel. Puis là, enfin tu grimpes sur le lit superposé. Thomas s’allonge en dessous et il met la télé, il coupe le son et la chambre est baignée de lueurs bleutées intermittentes. Dormir dans un lit superposé nécessite une forme d’abnégation conséquente. Primo il n’y a pas de lumière au chevet, prévue pour lire. De plus lorsqu’on a envie d’aller pisser les premières nuits on réorganise assez vite sa vie pour installer quelques précautions élémentaires. Apprendre à uriner sans en éprouver ni besoin ni envie participe de cette abnégation comme du renoncement à un confort qui empoisonne généralement la vie. Tu as dû dormir ainsi une semaine environ avant de peser le pour et le contre puis tu as remercié Thomas et tu as prétexté un truc bidon pour te tirer d’affaire. Dans la foulée tu as vite téléphoné à la boîte,d’intérim le jour même pour demander une autre mission plus proche de Paris. Le contremaître fut désolé de te voir partir, la poignée de main te l’appris, puis ce fut la toute dernière fois que tu traversas le grand parc. Et c’est justement à ce moment là, dans la lumière d’une fin d’après-midi, que tu les vis enfin, des milliers de papillons voltigeant, s’élevant au dessus des arbres de la zone industrielle de Tremblay en France pas très loin de l’aéroport.
Beau texte
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