
Tout vient de l’œil et du temps pour bien ou mal voyager. À Lahore, au Pakistan où je parvins après un éreintant voyage au travers la chaleur, l’odeur du thé au lait brûlant , relevé de bergamote, et mon habituelle mélancolie, j’allais visiter le Fort Rouge . Plus par désœuvrement, parce qu’il faut amasser ce genre de faits d’arme comme un guerrier collectionne les dents de ses victimes et les exhibera ensuite en collier, que par véritable intérêt. Rouge, le fort ne le fut que peu avant qu’il ne devinsse, tout à coup, en quelques secondes à peine , une photographie passée, une image dans une boîte , imprimée en négatif sur un support de gélatine, censée immortaliser cet instant, mais une image trompeuse. Ce ne fut qu’un simple coup d’œil, au millième de seconde, un cliché comme toutes ces images capturées par les appareils photographiques des touristes. J’ai donc vu le Fort Rouge comme la plupart des gens qui furent là au même moment. J’ai vue une bâtisse, une construction visible avec ses dimensions précises mais dont la précision m’échappe encore aujourd’hui , tout comme les nécessités de sa géométrie apparente et secrète, son histoire, sa raison d’être. J’ai tout écarté en un clin d’œil de façon grossière, rétinienne, figurative dans l’acception la plus grossière du mot. De la plupart des lieux visités ainsi dans l’urgence de voir sans savoir, et-faut-il l’ajouter- une ignorance propre à la jeunesse, leur réalité m’aura échappée. De retour chez moi, à Paris ou ailleurs il m’en est resté une sorte de frustration et aussi une sorte d’étrange regret, comme de la culpabilité. Car à l’évidence et je me le suis souvent dit , ce fut comme si je n’avais rien vu du tout, que j’eusse vu les choses qu’en surface. Et même pire que je ne l’ai jamais vues autrement qu’en imagination. C’est pour cela que je peux dire aujourd’hui, je peux même le déclarer : que l’essentiel de tous ces lieux, sans aucun doute m’a échappé. C’est ainsi que, durant toute ma vie et durant ces voyages, j’ai amassé des trophées en toc dans ma mémoire. Et en réalité aujourd’hui quelle amertume de constater qu’elle n’est plus qu’une sorte de musée à l’abandon, peuplé d’œuvres que nul public ne regarde jamais, pas même moi.
Et puis un jour j’ai pris le temps de regarder attentivement le corps de cette femme allongée près de moi dans cette chambre d’hôtel, à Karachi. Nous avions fait l’amour toute la nuit avec vigueur et même parfois avec un peu de tendresse et désormais elle dormait. Combien de temps suis-je resté là appuyé sur un coude à observer son visage, ses paupières closes, sa bouche légèrement entrouverte et son corps nu abandonné à la quiétude du sommeil, je ne saurais le dire. En revanche ce dont je me souviens avec une extrême précision c’est comment cette femme, ce corps, cette présence, tout cela se métamorphosa soudain en une vision abstraite. L’œil, adjoint à la durée que j’avais prise cette fois pour regarder avait eu le pouvoir étonnant de me montrer une version totalement inédite de ce que je croyais être la réalité avec laquelle je vivais jusque- là. Ce fut comme une trouée dans l’espace temps une émotion bouleversante car soudain des bribes de souvenirs totalement oubliés me revinrent par flots. La plupart appartenaient à la période de l’enfance où j’avais coutume de rester de longues heures à observer le ciel, un tronc d’arbre, des colonies d’insectes dans les herbes du jardin. La femme qui dormait près de moi n’était plus alors cette inconnue que j’avais rencontrée quelques jours à peine auparavant, elle était devenue une abstraction si j’ose dire un tel mot. Mais il n’est pas péjoratif du tout, bien au contraire. Je crois que c’est à ce moment là précisément que j’ai découvert le sens de ce mot. Je m’étais abstrait d’un espace temps pour pénétrer dans un autre beaucoup plus vaste et mystérieux. La seule explication de ce micro événement mais d’un intensité qui perdure encore, et que je peux livrer des années après, c’est une raison liée à l’œil et au temps pris par celui-ci pour s’ouvrir, pour voir ce qui ne se laisse pas voir dans la rapidité.