
Un jour, le voyageur avait dit « je vais partir en voyage ». Il l’avait dit au beau milieu de la place du village pour que de nombreuses personnes puissent l’entendre. Il avait inventé ainsi cette sorte de promesse que l’on fait à tout le monde et à personne et dont on a un mal de chien par la suite à se départir.
— Non on ne peut plus reculer désormais. Tant que l’on cherche à être vu en société, à être accepté par les autres, à ne pas passer pour un idiot , se martelait jour après jour le voyageur.
Nous étions dans le creux de l’hiver et le grand départ était prévu pour le printemps.
Pour le moment celui qui se fait appeler le voyageur est un homme d’une trentaine d’année dont le quotidien est d’une banalité à pleurer. Il vit au second étage de cet immeuble de banlieue que vous pouvez apercevoir, face à ce supermarché.
Pour gagner sa vie il travaille comme manutentionnaire dans une des nombreuses usines que l’on peut trouver à la périphérie des grandes villes. Rien de vraiment extraordinaire comme vous pouvez le constater. Toute son existence pourrait ainsi tenir en quelques mots. Célibataire, pas de chat, pas de chien, pas de voiture, il lui arrive d’emprunter les transports en commun, mais le plus souvent il aime marcher. Il adore marcher et, tout en marchant avec cette sorte de frénésie que possèdent les timides, il rêve à tout un tas de choses..
Ce voyage par exemple occupe désormais une grande partie de ses pensées. Cependant qu’il ressort toujours de ces rêveries une sensation mi-figue mi-raisin. Tout bien pesé l’idée du voyage l’attire autant qu’elle l’angoisse.
Le voyageur n’avait jamais voyagé vraiment jusque là. A peine avait-il franchi les frontières du département, les limites de la banlieue. Du moins tout seul. Car voyager était lié à l’idée de la solitude avant tout. Voyager c’était s’enfoncer dans une plus grande solitude encore que toutes celles qu’il avait déjà connues.
Bien sur, plus jeune, il était parti du coté de Tours dans un étrange château peuplé de gamins comme lui, il avait été envoyé en colonie de vacances.
Bien sur il s’était aussi déplacé dans le centre de la France en famille pour se rendre chez quelque oncle ou tante. Mais lorsqu’il avait comptabilisé tous ces déplacements effectués dans le passé, il ne s’était jamais vraiment senti suffisamment seul. Ou alors ce genre de solitude insupportable tellement proche de l’ennui. Ce genre de solitude qui réunit en même temps la sécurité, un confort apparent crée par la proximité d’autrui, mais qui souvent oscille entre le familier et l’étrangeté, voire l’hostilité.
Partir seul et loin, c’était à la fois son rêve et sa plus grande peur. Lorsqu’il y pensait en marchant, il imaginait de nombreuses scènes comme s’il prenait une sorte de plaisir louche à vouloir être arrivé déjà avant même de partir. Il rentrait de ses longues marches éreinté, sans doute bien plus par son imagination que par la marche elle-même.
L’argent lui servait à temporiser, à repousser le moment. Il n’y en aurait jamais assez se disait-il pour effectuer cet important voyage. Une fois parti il ne savait pas quand il reviendrait. La durée de ce voyage lui était totalement abstraite et cela aussi l’installait dans quelque chose d’à la fois agréable et de terrifiant.
Il avait donc trouvé plusieurs emplois, de jour comme de nuit afin d’accumuler un pécule susceptible d’être « suffisant » sans même savoir les bornes de ses futurs besoins, de ces nécessités à venir.
— Alors ce voyage, c’est pour quand ? commençait-on à lui demander alors que décembre était passé et que l’on se dirigeait vers la nouvelle année.
— Oui, n’oublie pas, tu as dit que tu allais partir, nous avons tous bien retenu. Quelle date le départ alors ?
Le voyageur compris qu’il fallait alors donner une date et il la donna au hasard,
— je partirai le 1er mars.
Ce qui lui laissait une avance confortable tout en retrouvant une tranquillité qu’il avait un peu perdue ces derniers temps.
Il s’enfonça donc dans les trajets d’autant plus que ceux-ci se multipliaient d’un point à l’autre de la ville et de la banlieue pour satisfaire à toutes les exigences de ses divers emplois. Et au bout de plusieurs jours même le début mars finit par devenir abstrait.
Janvier vient de s’achever pour laisser la place à février. Il fait un froid de canard, le vent glacial lui fouette les joues mais l’homme marche toujours de bon cœur ses rêves semblent lui tenir encore plus chaud que sa pelisse.
— Alors c’est pour bientôt ce voyage lui demande Marie. Marie c’est une collègue de travail, ils flirtent depuis quelques temps le soir après le boulot. Il lui a tout dit évidemment et Marie l’encourage à mener son rêve jusqu’au bout.
— En plus tu pourras m’envoyer des cartes postales de toutes les villes que tu vas traverser lui dit-elle avec un sourire un peu triste.
L’idée d’avoir quelqu’un à qui envoyer des cartes postales le réjouit tout en l’effrayant aussi , que pourra t’il donc écrire au dos de toutes ces cartes ? encore quelque chose à méditer en marchant pense le futur voyageur.
Mars est arrivé et on retrouve le voyageur à Istamboul, dans une chambre d’hôtel du quartier Beyazit, le quartier des épices. La fenêtre est entr’ouverte et un vent léger chargé de parfums insolites pénètre dans la petite pièce. C’est le matin et dans le ciel bleu les martinets voltigent.
Sur le lit des liasses de billets de banque et un appareil photo. Le voyageur se tient devant un petit miroir au dessus du lavabo et observe le reflet de la chambre. L’eau fraiche sur son visage ne le réveille pas. Il a de plus en plus la sensation d’être dans un rêve. Au loin les premiers coups de klaxon lui indique que la ville se réveille elle aussi. Il a envie d’aller boire un café et de fumer une cigarette, d’aller marcher dans cette ville où il est arrivé la veille dans la nuit.
La déception augmente au fur et à mesure qu’il arpente les rues. Cette sensation tant espérée de liberté se trouve chassée par la solitude désagréable qu’il retrouve en parvenant à la mosquée de Soliman le Magnifique. Une solitude mélangée à l’ignorance, car il peine à déchiffrer les pancartes, les enseignes, et il ne sait même pas qui pouvait bien être ce Soliman. Ereinté il aperçoit un établissement où des hommes moustachus et âgés sont attablés devant de petites tasses de café. Il entre et s’assoit puis contemple le va et vient des passants dans la rue. De sa poche il sort la carte postale qu’il vient d’acheter et un stylo et il écrit
Bien arrivé à Istamboul. Il fait beau temps. Je t’embrasse. Paul.
Ces quelques mots lui paraissent d’une pauvreté incommensurable, il a envie de déchirer la carte postale. Mais quelques instants plus tard, il avise une boite à lettres et la glisse dans la fente.
— Tu écoutes de la musique américaine lui demande le jeune homme ?
— oui répond le voyageur.
Il est à la gare routière et a acheté un billet pour se rendre à Téhéran.
— Si tu as des cassettes et que tu nous les fait écouter dans le bus, on t’héberge à la maison autant que tu voudras dit le jeune homme à nouveau.
Ils sont un petit groupe, trois jeunes gens qui reviennent de vacances et rentrent au pays. Ils s’expriment dans un anglais approximatif mais tout le monde finit par se comprendre avec force signe de tête et de main. La jeune fille a des yeux de biche, le voyageur est troublé. Est-ce possible enfin que commence vraiment l’aventure se demande t’il ?
Le conducteur baisse le volume de la radio, « sex machine » disparait progressivement, le bus arrive à Erzurum et ralenti. Au delà des vitres du véhicule, il y a des chiens errants qui cavalent la queue basse dans les petites rues poussiéreuses. Ils aboient au passage du véhicule, le voyageur remarque leurs babines retroussées sur des crocs, des canines blanches inquiétantes.
— Very closed to the border dit la fille aux yeux de biche en se retournant vers le voyageur qui durant toute la route s’est attardé sur le reflet de son profil dans la vitre.
Ils vont repartir après l’examen des bagages en douane, lorsqu’un immense bonhomme moustachu appelle le voyageur par son nom.
— Mister, please come on. Et il se retrouve dans un bureau face au bonhomme moustachu qui lui tend un paquet de cigarettes
— Tu fumes ? Le voyageur se dit qu’il vaut mieux décliner.
Puis le douanier part dans une tirade amoureuse sur la France et sur les jeunes gens qui voyagent, notamment les jeunes hommes.
Et puis la lumière s’éteint.
Le voyageur dégaine un briquet et tente de s’éclairer. Le visage du moustachu apparait et disparait, ses yeux sont brillants et il passe sa langue sur sa moustache comme un énorme chat.
Ce sont les jeunes gens qui le délivreront. Impatients et inquiets ils sont venus toquer à la porte du bureau.
— Que se passe t’il où est notre ami , que lui voulez vous ?
La lumière revient, le douanier retrouve une tenue et tend le passeport au voyageur.
— Ok mister it’s good, all right let’s go and good luck
Le voyageur conservera cette anecdote comme une sorte de trésor. De temps en temps il essaiera de l’écrire pour mieux s’en souvenir et échafauder des hypothèses. Il se la rappellera des dizaines de fois, l’arrangera parfois, la modifiera, ou au contraire tentera d’énoncer le plus froidement les faits.
Puis il n’en parlera plus, ni aux autres ni à lui-même. Comme d’ailleurs des voyages qu’il a effectués ces années là, ces années de jeunesse où s’affrontaient encore en lui le désir et la peur des voyages.
Toutes ces anecdotes pittoresques ne sont, somme toute, que des anecdotes pittoresques. S’en rendre compte prend du temps. Et en construire un récit véritable encore bien plus.
Le voyageur est désormais un vieil homme. Il ouvre un carnet à spirales où sont consignés quelques phrases rares et pauvres, c’était la plupart du temps des brouillons qu’il tentait d’écrire pour Marie. Les brouillons des pauvres contenus qu’il avait expédiés tout au long de son périple.
Mais Marie était désormais semblable à ces souvenirs de voyage. Quelque chose d’aussi semblable que le souvenir d’un rêve que l’on tente de retrouver en se réveillant, et qui nous échappe, nous échappe toujours.
Vous n’avez pas envie de publier vos nouvelles ?
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Certainement Joël, c’est un peu déjà ce que je fais. Mais ce sont des premiers jets et je suis à la fois paresseux et pas bien courageux 😉
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Oui, c’était mon cas, Je ne cherchais pas à éditer par paresse et négligence(trop de contraintes etc.) et maintenant,je me trouve avec quantité de nouvelles et de romans accumulés et non édités (un paraîtra prochainement, tout de même, chez Zonaires Editions, après deux recueils de nouvelles parus en 2019 et 2020). Heureusement que certaines personnes m’ont convaincu. Mais il est bien tard pour écouler tout le stock
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Ah bin faut prendre le taureau par les cornes sans en perdre une dans la mêlée ! Jamais trop tard sauf quand on est mourru 😉
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J’aime bien. Cela m’évoque un peu « Chasseurs de vieux » de Buzatti.
C’est ma nouvelle préférée.
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Merci Duff John, très flatteur, j’aime bien Buzatti 😉
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Histoire émouvante et on s’attache (s’accroche) aux personnages.
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