
Ils te demandèrent d’être attentif, se plaignirent que tu ne le serais jamais assez; que ton attention ne se dirigerait jamais assez sur ce qu’ils auraient désiré, aimé, voulu; mais malgré toute ton incompréhension, puis ta bonne volonté et enfin la peur d’être battu, tu n’y pouvais rien, ton attention résistait de toutes ses forces — si l’on peut accorder à celle-ci une volonté, un désir d’autonomie. Et c’est devenu une norme pour toi pendant longtemps, des années, que celle d’être moqué, rabroué, puni, puis de te culpabiliser à cause de cette carence, cette faute d’attention à cette sphère de préoccupations considérée comme essentielle pour eux. On te traita de nombreux noms, on cru à un handicap, à une tare causée par une défaillance génétique, et la seule thérapie à leur disposition fut la brimade, l’humiliation, les stations prolongées dans des placards à balai, dans l’obscurité de la cave sous la maison, des privations de toutes sortes et qui, au lieu de te remettre dans un droit chemin, provoquèrent tout le contraire. Un cercle vicieux qui dura longtemps, bien après que tu sois parti de la maison, un schéma que tu transportas avec toi et que progressivement tu te mis à examiner puisqu’il parut être, à certains moments de ton existence, ton seul bagage. Ce prisme logé quelque part sur ta zone frontale, et qui arbitre encore aujourd’hui les élans de ton attention vers ce que peu de personnes ne regardent jamais, ce dont ils déclarent ne pas voir, ne pas être intéressés de voir. Le réseau invisible à la plupart, d’un ensemble de coïncidences, susceptible de provoquer des émotions troublantes, un déséquilibre, celui-là même dont naissent des pensées inédites, étonnantes, voire loufoques, à la manière d’un contre-poids. Lorsque tu tombes sur les ouvrages de Carlos Castaneda quelle surprise de constater qu’il existait des gens qui s’étaient intéressés à ce prisme de l’attention. Tu n’étais donc pas tout seul et ce fut un soulagement véritable. La notion de point d’assemblage que Don Juan enseigne au chercheur, au savant imbu de sa science, de son cartésianisme , autant dire victime d’ une ignorance totale de ce réseau d’informations précité , t’a entrainé sur la voie chamanique dont tu ne t’es plus jamais écarté.C’est à dire en résumé, accepter ta différence en tout premier lieu, accepter que ton attention se dirige vers ce vers quoi nul ne la dirige jamais, accepter la solitude infinie qui découle d’une telle acceptation, puis avaler de petites pierres, des petits cailloux, jour après jours pour t’habituer à la souffrance que ces corps étrangers provoquent en pénétrant ton gosier, ton intérieur, jusqu’à ce qu’ils finissent par en faire partie totalement, devenir ton intimité et celle-ci en retour, en échange, devenir la leur.