
Hier soir j’ai repris l’Aleph de Borges, traduit par Roger Caillois, et je me suis mis à décortiquer chaque paragraphe lentement après avoir lu la première nouvelle sur les Immortels. Les deux temps de la lecture se passent souvent ainsi, le premier m’emporte sans que je ne puisse réfléchir, et il m’arrive alors de penser que je reconstruis mon propre récit au fur et à mesure des diagonales que le regard pose sur la page pour glaner des mots ou des groupes de mots parmi les plus suggestifs; la seconde est toujours plus attentive, j’oublie tout ce que j’ai inventé, et je cherche à savoir vraiment ce que me dit l’auteur. Cette seconde lecture est plus fastidieuse, car elle détruit en grande partie le premier récit, le mien en même temps qu’elle procure une sorte de soulagement inexplicable. Peut-être qu’il s’agit dans un tel cas que de s’intéresser vraiment à l’autre, à ce qu’il désire exprimer et comment surtout il l’exprime. Ce mécanisme ne se rencontre pas seulement dans la lecture, mais dans toute interaction avec autrui. Toute rencontre ainsi se déroule sur deux plans à partir de ce que je crois être un choc premier, une sorte de brutalité. L’autre surgit que ce soit dans une réalité ou dans un texte et ma première réaction est d’interpréter aussitôt son discours avec mes propres filtres, images, intentions, tout un imaginaire qui est une façon de poser un mur de défense à ce que j’imagine être un envahissement. Cela m’effrayait beaucoup lorsque j’étais plus jeune, j’y voyais concrètement la manifestation d’une volonté farouche de solitude, et aussi le peu d’intérêt parallèlement pour la réalité en générale, que celle-ci provienne d’autrui ou du décor, du contexte. En repensant à cette ville, à la Quetta que j’ai connue autrefois, presque aussitôt me revient l’image des tribus et de toute la violence très concrète que la scission des opinions, des intentions, des appartenances mettait en scène quotidiennement. L’armée venait presque chaque jour et mettait en batterie des mitrailleuses depuis les toits surplombant la grande place du bus terminal , on tirait dans le tas les jours de manifestation, le sol était jonché de cadavres, puis un couvre feu s’imposait parfois durant plusieurs jours le temps nécessaire pour que les tribus se calment, enterrent leurs morts, que la vie reprenne doucement. Pourquoi j’écris cela ce matin, sûrement après avoir lu quelques posts sur Facebook. Et j’y retrouve en grande partie tout ce qui me fait souvent fuir les réseaux sociaux, ou, quand j’ai du temps à perdre émettre des remarques. Ces remarques, ces commentaires, il me semble que souvent c’est pour remettre de l’huile sur le feu, pour contredire un consensus, ou encore des intentions troubles détectées – les miennes très certainement d’ailleurs. Ensuite je ferme la fenêtre, je rumine tout cela, je pèse le pour et contre pour essayer de ´savoir ce qui m’appartient ou pas justement. Puis je passe à autre chose. En tous cas le mot tribus m’est régulièrement insupportable quand je le vois surgir dans mon esprit. J’ai toujours refusé les tribus, d’appartenir à la moindre, la violence permanente qui les fonde m’ennuie souvent au plus au point désormais. L’ennui serait-il un pansement à la violence, la mienne comme toute en générale, une violence permanente…