Les morts et les vivants

illustration Edward Hooper

enregistrement numéro 11 ( Mars 1995) Alonso Quichano, Paris.

« …C’est surtout la trouille qui m’empêcha de narrer toute la saleté traversée, parce que les salauds ou les salopes que j’ai croisés étaient encore vivants. J’avais la trouille d’être confronté à une toute autre version des faits. Les gens arrangent tellement tout à leur sauce comme ça leur chante. ils font tout pour que ca les place en vedette ou en victime. La nuance leur échappe la plupart du temps. Tandis que moi la nuance c’est mon truc mon dada, je ne cesse de me débattre avec elle. Je n’ai rien contre les salauds mais je suis toujours assez triste qu’ils puissent insulter mon intelligence jusqu’à oublier que je puisse en posséder une. Par contre sitôt que j’apprends un décès, je piaffe de joie je me sens libéré de tous les empêchements d’un seul coup, le sang me monte au joues, je revis. Il faut dire que j’ai subi une éducation catholique , que le soucis du bien et du mal se sera imposé assez vite jusqu’à en devenir carrément une obsession. La première fois que j’ai éprouvé ce type de soulagement c’est quand j’ai appris que Gilda était passée sous un bus. Je me suis même rendu à la veillée mortuaire rien que pour voir comment les croque-mort avaient pu s’y prendre pour la rendre présentable , pour réintégrer dans son crâne tous les morceaux épars de sa cervelle qui avaient été projetés jusque sur la vitrine d’un boucher de la rue Émile zola. Un travail impeccable. Pour être certain qu’elle était vraiment crevée surtout je crois. Si je dois avoir un regret c’est de n’avoir pas passé mon permis bus, j’aurais aimé conduire celui là. Ainsi je me serais senti coupable pour quelque chose de réel pour une fois. Du reste c’est suite à la mort à la fois idiote et tragique de Gilda que la grâce m’a touché. C’est à partir de là que j’ai commencé à tuer toutes ces femmes, pour éprouver enfin ce soulagement d’être coupable pour de bon. Et surtout pour pouvoir ensuite tirer partie de ces expériences pour essayer écrire des romans. Rien de bien sorcier, quand j’y repense. C’est même d’une terrible banalité. J’avais l’imagination mal placée, c’est tout, maintenant ça va beaucoup mieux. rien de tel pour bien s’inspirer que de s’appuyer sur la réalité, ne plus s’embrouiller avec les vivants et les morts »

Frances ouvrit la fenêtre et un vent froid lui fouetta le visage. Ce qu’elle venait d’entendre et de retranscrire sur son logiciel Pages l’avait projetée dans une zone trouble, ambiguë. Un prénom lui revient, Joachim, un de ses premiers amants qui voulait écrire lui aussi. Elle n’avait pas supporté son manque de rigueur, et la plupart des textes qu’il lui donnait à lire étaient truffés de fautes d’orthographe, de lourdeurs et ne recelaient aucune substance véritable. C’étaient de longs textes ennuyeux à en mourir. Elle avait essayé de lui donner quelques conseils, de l’encourager mais Joachim était jeune et imbu de sa personne, il l’avait envoyée bouler. Leur liaison avait duré un mois environ puis elle avait rassemblé ses affaires, lui avait rendu ses clefs et s’était tirée. Maintenant qu’elle y repensait elle n’avait jamais osé écrire sur cette période de sa vie, les débuts de sa carrière d’autrice. Elle se demanda si le jeune homme qu’elle avait connu était encore vivant ou mort. Et elle en vint assez vite à souhaiter qu’il fut enterré quelque part . Elle pourrait boucher alors une fissure de sa vie en écrivant une petite histoire à leur sujet, Annie Ernaux ne s’était pas gênée pour le faire, bien que le,bouquin soit totalement chiant à lire, c’était tout de même un livre qui avait pour fonction de boucher un trou soit dans une vie soit dans une bibliothèque. Elle était tenaillée par l’envie d’appuyer de nouveau sur le bouton du magnétophone pour écouter la suite des aveux sonores d’Alonso Quichano , en même temps elle se retenait de le faire. En essayant de comprendre la teneur de son hésitation elle decide que c’est juste la peur de revenir en arrière dans sa vie, de trop espérer puis d’être aussitôt déçue. Elle reste ainsi un long moment debout face au vent glacé de ce petit matin gris, quelque part dans la ville morte qu’est à cette heure encore Tobosco.

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