
enregistrement du dimanche 5 février 1995 retranscrit par Frances.
« …La difficulté surgit presque aussitôt que je cherche des noms de femmes, de filles faciles. Non que j’en ai pas connues. Elles furent pléthore. Elles le sont encore. C’est moi qui suis devenu beaucoup moins facile. Pour toutes les autres je n’aurai jamais assez de pognon sur mon compte pour payer des dommages et intérêts en cas d’indignation, de réclamation. Ce serait une idée d’écrire une liste de tous ces prénoms, la punaiser sur le mur du bureau à côté de l’ordi, et vérifier à chaque fois que je ne commette pas d’impair. Idem pour les tempéraments Eviter d’avoir recours à des éléments trop autobiographiques reconnaissables. Picorer un peu de ceci ou de cela. Un mixte. Une salade russe. Voila, j’ai juste à imaginer une salade russe pour qu’un prénom flotte dans l’air, une feuille morte qui virevolte dans la bouillasse de cet hiver et qui vient se poser en travers des touches du clavier. Brita. C’est plutôt marrant, car je suis presque certain de n’avoir jamais connu de Brita. Par contre j’ai très bien connu une Agnès qui ne buvait jamais d’eau du robinet. Elle utilisait cette sorte de pot , de carafe du même nom Brita pour ne pas avaler de calcaire et autres saloperies disait-elle. Par contre question saloperie, elle, cette Agnès, était vraiment sans filtre. Ce qui peut être excitant, du moins quelques jours, parce qu’ensuite l’ennui revient, il revient toujours, je crois que c’est toujours l’ennui d’ailleurs qui m’aide à me tirer de bien des situations loufoques en même temps qu’il m’y conduit. Donc je peux dire que Brita n’y allait pas de main morte, en songeant à Agnès. Mais comme je l’ai dit pas d’éléments autobiographiques trop évidents, mélanger les souvenirs se secouer le ciboulot pour tirer un autre numéro gagnant. Hélène par exemple qui me rappellerait une Edwige à cause de l’haleine. Juste de petits détails comme ça à pêcher ça et là. La forme d’un cul piquée ici. Un nibard par là. Fabriquer un personnage composite. Ensuite on passerait aux manies, toujours avec la meme rigueur. Un petit rire à la con chez celle-ci quand on glisse soudain une main sous la robe. Ou encore cette autre qui se met à chialer quand elle atteint l’orgasme. Sans oublier cette autre qui m’a acheté une paire de pantoufles imaginant que j’allais rester là pour toujours. Dans son entrée, sur un meuble Ikea, il y en avait cinq ou six paires, ça ne rassure pas. Question vocabulaire j’ai certainement une palette riche aussi. Je peux même faire des statistiques, calculer le nombre d’occurences avec quoi mon engin fut nommé. Classer tout ça en catégories. De la bourgeoise qui adore dire queue à la petite secrétaire qui dit teub, j’ai même connu une marseillaise qui rajoutait un e avec l’accent du midi. Ensuite on peut encore peaufiner sur la longueur des voyelles, les onomatopées. Bref il y a de quoi faire. Je n’ai pas encore parlé des odeurs, des parfums allant plus ou moins bien avec ces odeurs. Rien qu’avec le sens olfactif je pourrais bien faire deux ou trois chapitres. et si je me,penche un tant soit peu sur la sensation du toucher c’est pareil. Quand la pulpe des doigts rencontre du coton, du satin du nylon voire du latex. On peut même mélanger le toucher et la météo, l’hygrométrie. juste avec des mots comme sec ou mouillé, doux ou rêche. Les pieds aussi, quelle matière , très importants aussi. surtout la façon dont ils sont chaussés, et comment elles se déplacent grâce à des talons trop hauts ou encore celles qui ont les pieds plats, celles qui se peignent les ongles en rouge, en bleu. en noir. en vert fluo. Évoquer les dimensions de toutes ces créatures pourrait rapporter gros aussi. Des presque naines aux grandes grandes tringles, toute une humanité chaloupe sur des pompes à semelles compensées ou pas. Ne pas abuser de trop non plus sinon ça frise la thèse en ethnologie. C’est pas le but vu que tous les chercheurs sont pauvres. Et puis mettre le doigt là où ça fait mal bien sûr. Le désir et la peur. Celles qui veulent t’avaler tout rond, celles qui veulent te découper en morceaux, parce qu’elles n’ont pas suffisamment d’estomac Celles qui n’osent pas. Celles qui osent tout. Celles qui veulent faire croire qu’elles n’osent pas et effectivement elles finiront par le croire elles-memes. Celles qui veulent faire croire qu’elles peuvent tout oser et qui n’osent rien. Celles qui ont peur de,l’abandon. Celles qui te dégagent parce qu’elles suffoquent mais adorent suffoquer… y a de quoi être paumé presque à tous les coups quand on débute »
Frances appuie sur commande+s puis bascule son corps en arrière, s’étire, regarde par la fenêtre. Personne dans la rue et les devantures des boutiques sont encore fermées, il est cinq heures du matin à Tobosco mais pas de camion poubelle, d’ailleurs c’est dimanche. Un café sera le bienvenu, et elle se lève du siège de faux cuir noir pour traverser la petite pièce et se rendre à la cuisine attenante. La machine Nespresso est allumée, elle choisit une capsule de Ristretto, place la tasse qu’elle a rapportée de son bureau sur le plateau, pèse sur le bouton, la Nespresso émet un bruit désagréable pendant que le breuvage coule dans la tasse.
Pour l’instant elle s’est contentée de retranscrire au mot à mot l’enregistrement de cette cassette qui porte l’étiquette numéro 10. En revenant vers son bureau elle avise le carton qui contient toutes les autres, une bonne centaine.
C’est à creuser forcément, se dit Frances, un premier jet, ce type se mentait beaucoup pense-t’elle. Encore beaucoup trop de circonstances atténuantes, d’excuses, de prétextes pour ne pas voir en face le salopard qu’il est. Malgré cela elle était assez admirative du travail effectué, personne ne s’amuserait à raconter sa vie aussi longtemps sans s’apercevoir à un moment ou à un autre de la nullité de cette démarche. Que cherchait vraiment ce type ? À se réinventer lui-même ? Et si oui dans quel but, retrouver une bonne conscience perdue ? En finir avec sa culpabilité permanente ? Avoir l’air plus humain qu’il ne l’est vraiment ? Au bout de la dixième cassette Frances commençait à se faire une petite idée. S’il n’avait pas assassiné toutes ces femmes, l’homme qui avait pour nom Alonso Quichano aurait pu devenir romancier, d’ailleurs qui sait si ce n’était pas une possibilité qu’il essayait d’atteindre. Mais trop de digressions encore, beaucoup trop. Frances découperait dans le tas plus tard, elle adorait cela tailler dans le vif, c’était même une vocation et elle en avait fait son boulot.
Vraiment bien. Le coup des pantoufles, on en pleurerait de tristesse, de dérision…
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