
note autobiographique Alonso Quichano Juillet 1996
…Que retient-on d’une époque. Dans la solitude des êtres, à l’intérieur des cerveaux singletons qu’en reste t’il. De vagues souvenirs, parfois presque rien. On passe d’une époque à l’autre comme d’un rêve à l’autre durant une vie comme une nuit. Puis quand vient le matin la première chose à laquelle on pense ce n’est pas à ce genre de connerie, on se rend vers la cafetière, on place un filtre, dose la quantité de café que l’on verse dans le filtre, on attrape la bouteille d’eau et on compte le nombre approximatif de tasses pour tenir la journée.
Mais n’est-ce pas encore une fuite, une façon d’esquiver la réalité en en fabricant une autre, plus simple, minimaliste, constituée par la trouille de nos apories.
Alonso sirotait son café et le goût familier du Carte noire faisait de lui un homme familier, le même qu’hier, peut-être même d’avant hier. Il se disait que la seule compagnie qui vaille était lui-même, à condition que ce lui-même ne soit pas trop étonnant, ne le surprenne pas, ce qu’il reprochait au reste de l’humanité.
Alonso avait réduit ses habitudes pour ne pas se perdre de vue comme il avait perdu de vue le monde entier.
A un moment il devint nostalgique d’une époque lointaine dans laquelle, le pensait-il encore, et il en sourit, tout aurait pu basculer. Une époque dans laquelle l’amour, l’amitié, la convivialité pouvait encore faire illusion. Une sorte de temps mythique. À cet instant il sut qu’il aurait pu dire ensuite telle ou telle époque je m’en souviens très bien parce qu’il y avait là un tel une telle et il aurait retrouvé leurs prénoms.
Peut-être même qu’en prononçant l’un de ses prénoms le procédé magique de la mémoire se fut-il mis en branle. Et qu’alors d’un coup tout lui serait revenu. Le décor, les silhouettes, les visages, les regards, les sons, les odeurs, les buts, les intentions avouables et inavouables. Peut-être même les émotions, les sensations, les sentiments, les sincères et les mensongers . Et avec cette intensité si particulière que peut produire la familiarité. Cependant poursuivit-il, la contrepartie, le prix à payer dans ce cas , ne le poserait jamais qu’à la place d’un spectateur, d’un observateur, voyeur ou espion. Un souvenir pour Alonso Quichano était du même ordre que ces vieux films en noir et blanc qui sautaient ou cramaient sans relâche. Il fallait juste attendre assis dans la salle que le projectionniste daigne se magner de réparer tout en buvant une tasse de carte noire amère, issue d’un cafetière la plupart du temps entartrée…
Frances reposa le carnet. Elle venait de prélever avec soin ce passage pour le flanquer dans son dossier Ulysses. Pages n’était plus à la hauteur depuis quelques semaines déjà . Elle avait investi dans ce tout nouveau logiciel et dans un Ipad Pro qui lui avait coûté un bras. Elle posa son index sur le symbole à droite de la fenêtre, petite roue contenant trois points et choisis d’exporter le document en fichier pdf vers sa Dropbox. En un clic (une fois qu’elle avait eu enfin compris comment paramétrer le processus). Magique ! Et tout ça depuis le canapé du salon. Enfin elle consulta sa montre ce qui , pensa t’elle, était désormais un réflexe absurde puisque l’heure était accessible sur tous les appareil connectés. Elle calcula qu’il lui restait juste le temps de prendre une douche de s’habiller pour aller rencontrer sa commanditaire et lui rendre compte de l’avancée du boulot.
Juste avant de s’enfoncer dans la bouche de métro Espanya Frances regardait le décor autour d’elle. Elle s’aperçut qu’elle avait été plus attentive à la ville depuis qu’elle avait quitté son appartement Elle énumérait mentalement les prénoms de ceux qu’elle fréquentait depuis qu’elle était arrivée à Barcelone. Elle fut rassurée de trouver une bonne dizaine sans effort depuis son départ de son domicile career de Crémat, à deux pas du musée Picasso.