
Milena Quichano fume une ducados. Frances aperçoit l’empreinte du rouge à lèvres sur le filtre lorsqu’elle le retire de sa bouche. Plutôt charnue et sensuelle la bouche . Un court instant elle trace d’élégantes figures invisibles dans l’espace avant de tirer une nouvelle bouffée de poison. Elle est assise à côté de la grande salamandre comme convenu. Frances s’approche et se présente.
-C’est parfait vous êtes à l’heure dit Milena Quichano en lui tendant sa main libre.
La poigne est douce mais ferme. Frances ne l’imaginait pas autrement Ce qu’elle avait pu glaner comme informations sur la jeune femme l’avait aidée à bâtir une première ébauche. Madame Quichano la trentaine sonnée avait fait fortune dans l’industrie, elle pesait plusieurs millions de dollars si on prêtait crédit au magazine Forbes, veuve sans enfant, née dans la région de Tobosco où elle s’était mariée jeune avec F. Quichano son ainé de dix ans , frère d’Alonso, décédé depuis plusieurs années et dont elle a conservé à la fois le patronyme et bien sûr une fortune conséquente.
-Venons- en aux faits dit Milena, avez vous pris connaissance de l’ensemble du travail d’Alonso. Avez- vous trouvé un sens à tout cela, notre roman avance t’il ? La voix était ferme et douce comme la poignée de main. Frances nota l’usage du pronom personnel sans s’en émouvoir.
-Pour l’instant j’étudie toute la matière des carnets, j’ai déjà pu auditionner la majeure partie des cassettes audio, j’avoue que je vais de surprise en surprise et que je découvre peu à peu une histoire oui. Mais elle semble tellement complexe qu’il me sera encore nécessaire de prendre le temps pour assembler tous les morceaux. C’est un puzzle de milliers de pièces. Mais j’ai tout de même déjà deux ou trois pistes solides.
Milena Quichano écrasa sa cigarette puis elle regarda Frances droit dans les yeux. Quelques pistes solides, précisez je vous prie…
– Alonso voulait écrire un roman mais ça je crois que vous le savez déjà. En revanche l’imagination semblait lui manquer cruellement pour je ne sais quelle raison. Il fallait qu’il s’implique tout entier dans la création de son personnage de tueur. C’est pour cette raison essentiellement qu’il a commis toutes ces horreurs, à seule fin d’avoir une matière suffisante.
-Un fou furieux, murmure Milena. il aurait fallu sans doute qu’il ne soit pas si seul, ou qu’il accepte de se faire aider par un professionnel. Plusieurs fois nous l ´avions évoqué avec mon feu mari. Mais Alonso hurlait tout à coup et avec véhémence qu’il n’était absolument pas fou. Il entrait dans de violentes colères à cette idée de se faire aider.
-Pourquoi ne pas m’enfermer dans un asile pendant que vous y êtes. ajoutait-il
-Et en même temps Ferdinand son frère me disait à quel point son regard était suppliant à ces moment là. Cet homme souffrait vraiment c’était indéniable. Simplement, il suppliait pour quoi ? nul ne le savait. Il claquait la porte et on ne le revoyait plus durant des semaines, parfois des mois. Croyez bien que si je vous demande de tirer cette histoire au clair c’est pour nous soulager d’une culpabilité qui avait fini par pourrir notre vie et qui probablement est la raison principale du décès de mon mari.
Frances vit soudain le visage de la jeune femme se transformer, elle vit toute la tristesse que sa carapace dissimulait encore un instant auparavant et éprouva de l’empathie. Puis elle pensa qu’il lui faudrait encore du temps pour mettre en forme l’ouvrage, et en profita pour demander un acompte presque effrayée par son opportunisme.
– Mais oui dit Milena Quichano qui sorti son chéquier aussitôt et qui se recomposait un visage impassible. Seul un mince sourire flotta quelque seconde sur son visage. 10 000 ça suffira ? et sans attendre la réponse de Frances elle rédigea le chèque le signa puis lui tendit. Enfin elle consulte sa montre, une lady datejust 36 de chez Rolex – il faut que je vous laisse, dit-elle , j’ai d’autres rendez-vous et elle s’éloigne. Quelques instants plus tard Frances se retrouve un peu plus riche mais avec de nombreuses interrogations supplémentaires en suspens. Elle reste un moment à réfléchir à cette rencontre mais soudain elle sent qu’on l’observe Elle relève la tête, scrute les alentours, son regard passe en revue les grappes de touristes qui flânent puis soudain elle aperçoit un homme assit de l’autre côté de l’allée. La quarantaine, lunettes noires, qui la fixe et qui soudain s’empare d’un journal pour faire semblant de le lire. Elle éprouve une sensation désagréable et se lève pour redescendre à pied vers la ville. Plusieurs fois elle se retourne et son malaise s’accentue quand elle voit que l’homme la suit.