
Rejoindre ceux qui se taisent. Les hommes se taisent, le dimanche après-midi ce sont les femmes qui prennent la parole. Les hommes sont harassés. Le gamin ne sait pas quel camp choisir. De ceux qui parlent de ceux qui se taisent. Les deux pouvoirs.
Les guerres aident à se taire. Quand on s’en revient de la guerre on ne dit presque plus rien, juste le strict nécessaire. Ou alors ceux qui se risquent à s’exprimer produisent une parole excessive pour ne rien dire, ou très peu. Ils se saoulent de mots et ensuite il y a souvent du chagrin de la colère, du grabuge, ce genre de sentiments.
On ne sait pas si c’est parce qu’ils enfreignent une règle, ou s’ils espèrent qu’on les écoute, qu’on les aime. Quand on parle ainsi c’est qu’on ne se sent pas aimé. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne l’est pas malgré cela. C’est surtout la peur d’être mort qui seule pousse à la parole à vide. Avide d’être écouté, entendu, de mobiliser un auditoire, un instant d’attention, un regard, exister; le tenter souvent en vain d’avance parce que l’on sent au fond de soi que tout est déjà fichu depuis longtemps.
Quand on est mort dans une guerre, et que par chance ou hasard on en revient, il ne reste rien ou si peu.
Alors parler c’est tenter de revivre. S’écouter parler pour essayer d’être un peu sûr de quelque chose. Sans doute plus que vis à vis des autres. Mais on se dégoûte beaucoup de cette faiblesse. Les hommes que le gamin fréquente s’expriment à côté de leur parole qui est un silence la plupart du temps. Quelque chose de tellement déchirant. On pourrait leur hurler je t’aime en boucle une vie entière, ça ne leur suffirait pas, ils n’en seraient pas sûrs, ils se sentent trop coupables, ils ne s’aiment pas eux -mêmes, voilà pourquoi. Ils se sont tués en tuant d’autres.
À la place le gamin préfère rester dans son coin. Un copain lui a prêté un 45 tours, la chanson de François Béranger Tranche de vie.
C’est le premier 45 tours où il faut retourner le disque pour écouter la suite de la chanson. Toute la vie d’un homme, guerre comprise, celle d’Algérie. Le tout en quatre minutes, ça ne peut pas entrer sur une seule face.
il faut changer de face pour la suite.
Quand le gamin écoute la chanson il comprend tout de la colère des hommes de la maison même s’ils n’ont pas participé tous à la même guerre. Il y a eut déjà trois guerres, trois générations d’hommes laminés. Le gamin se demande si lui aussi ira à la guerre un jour, s’il sera lui aussi laminé, s’il arrivera malgré tout à pouvoir parler, parler pour les hommes qui se sont tus. Il aimerait parvenir à parler ainsi, en leurs noms. On n’entends presque plus les voix de femme, le dimanche tire à sa fin.
Demain lundi tout reprendra dans une autre version des choses. Ce sera l’inverse exacte. La mère se taira, le père parlera de sa journée de boulot. Comment tel chef, tel collègue est un con et lui le père un type bien, ou un type malin à qui on ne l’a fait pas. Des fois aussi il lui arrive d’encenser un type, mais c’est pour ne pas éprouver l’impression horrible de toujours dire du mal de tout le monde. C’est pour avoir l’air encore humain. On sera assis tous à table et on fera semblant d’écouter, ou pas
la qualité d’une écoute est si précaire quand on a déjà tout entendu mille fois.
Il y a aussi une autre chanson plus ancienne, elle plait aux femmes. Elles peuvent pleurer tout leur saoul en l’écoutant. La mère sort le disque quand elle est seule dans la journée, un disque de la chanteuse Damia. La chanson s’appelle sombre dimanche.Quand le gamin rentrera de l’école il entendra un peu de cette musique, tellement poignante, en ouvrant la porte d’entrée. Mais aussitôt la chanson s’arrêtera. Le disque rejoindra sa pochette comme la bouteille de blanc la remise. La mère aura les yeux rouges, elle lui passera une main dans les cheveux, ils échangeront un sourire un peu trop gai parce que la vie continue.
A l’écoute : Peau de Cast : « Toute une vie » (François Béranger) samedi 18 février à 15h sur France Culture
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ouf, juste ouf
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