La maison abandonnée

Illustration: Peinture d’Adolf Hoffmeister.

Je me souviens, on m’avait demandé de dessiner une maison, et je n’avais pas su me représenter autre chose qu’une vieille masure abandonnée. Cela avait choqué la maîtresse. Je ne sais toujours pas pourquoi. Mes camarades avaient dessiné des maisons qui rassemblaient de nombreux signes indiquant qu’elles étaient habitées. Il y avait des rideaux aux fenêtres, des pots de fleurs sur les balcons, un jardin entretenu, une partie réservée aux légumes, un potager, dans d’autres des massifs floraux, du linge séchant sur une corde à linge, il y avait aussi une niche pour le chien, un ballon attendant sa partie sur un carré de pelouse, il y avait beaucoup de signes indiquant la présence des habitants de ces maisons.

La mienne ne possédait rien de tout cela. C’était une masure isolée, au bord d’une falaise, il n’y avait que des béances à la place des portes et fenêtres. Pas de jardin mais une étendue plate s’étendant à l’infini d’un coté et l’océan de l’autre. J’étais assez content de ce dessin, il représentait parfaitement l’idée que j’avais retrouvée en moi-même d’une maison. La maitresse fronçait les sourcils, mes camarades me donnaient quelques avis et conseils sur la façon dont j’aurais encore pu l’améliorer. Mais je ne voulais rien changer. Pour tout l’or du monde je n’y aurais rien changé. Cette maison comme elle était me plaisait. J’avais réussi à dessiner mon idée je ne voulais pas modifier quoique ce soit. Je pense que j’étais assez buté à cette époque déjà.

C’est lors d’une rencontre dans un bar de la Bastille à Paris, dans les années 90 que je compris enfin pourquoi ce dessin d’enfant avait choqué la maitresse et avait attiré les moqueries ou la compassion de mes camarades de classe. L’homme avec lequel je trinquais parlait d’une voix douce avec un accent argentin, il était peintre et restaurateur d’objets anciens. Au bout d’un moment il me dévisagea et la chaleur avec laquelle il le fit m’effraya. Cette bonté qu’il avait dans le regard m’était littéralement insupportable. J’aurais pu être méchant à ce moment là je crois mais je ne sais pas pourquoi, la curiosité l’emporta sur l’agacement. Il dû s’apercevoir de mon dilemme intérieur car il me dit:

-Dans une maison il faut qu’il y ait une porte fermée que l’on puisse ouvrir. S’il n’y a pas de porte ça veut dire que tout le monde, n’importe quoi peut entrer dans la maison. Cela veut dire que tout peut l’envahir. Il faut une porte et il faut aussi un gardien qui décide ou non d’ouvrir la porte, tu comprends ?

Non je ne comprenais pas ce qu’il disait bien sûr. A cette époque de ma vie j’avais déjà enduré beaucoup de drames de tragédies, et j’étais encore en vie malgré tout. Je me sentais tellement fort, je croyais qu’à n’importe quel moment j’aurais toujours cette force pour évacuer n’importe qui, n’importe quoi de la maison dont il me parlait et que j’associais à ce dessin d’autrefois. Le fait qu’elle reste abandonnée me plaisait toujours autant. J e n’avais pas envie de la voir habitée, de la voir se modifier, avec des rideaux aux fenêtres, des pots de fleurs sur des margelles, une niche, un chien, des légumes, des fleurs que l’on couperait pour placer dans des vases. Rien de toutes ces choses ne m’attirait. J’aimais l’image romantique de cette maison ouverte aux quatre vents, pour moi c’était la plus belle des maisons. Elle semblait déclencher cette émotion particulière associée à l’idée de maison. Une émotion dans laquelle j’aimais revenir. Et donc, tout ce que l’on pourrait me proposer pour changer d’émotion, d’avis, pour essayer d’influencer ce changement de point de vue me devenait aussitôt hostile. Sans doute que cette résistance créait, à elle seule, une bonne partie de mon agacement vis à vis de la voix douce, de ce regard compatissant.

Il ria, puis il reposa son verre et je le vis sortir de l’établissement. Je me sentis soulagé. Et en même temps ma curiosité était piquée. Je revins de nombreuses fois dans ce même bar au cours des mois qui suivirent mais je ne revis pas l’homme.

Ce ne fut que cinq années plus tard, et alors que j’entrais dans le même bar par hasard, que je le revis. Nous étions en 95 et beaucoup de choses s’étaient produites dans ma vie depuis notre conversation. Il me reconnu aussitôt et cela me fit plaisir. Je n’avais pas pensé que de le revoir me ferait plaisir, j’avais plutôt imaginé autre chose, comme une sorte de confrontation. Peut-être trouver les mots qui transformeraient sa putain de bonhommie en grimace, ce regard compatissant en ahurissement ou je ne sais quoi. Enfin je crois que j’aurais aimé le déstabiliser, juste pour qu’il éprouve ne serait-ce qu’une hésitation, un doute sur sa manière d’être, sa manière d’agir avec les inconnus. On ne devrait pas regarder les gens ni leur parler avec autant de bonté, je trouvais cela louche voilà tout. C’est ce que je pensais encore certainement en 1995 jusqu’à le retrouver à nouveau en face de moi dans le même bar.

– -Toujours la même maison abandonnée me dit-il avec malice cette fois. tu n’as pas eu envie de mettre une porte ? Puis il éclata de rire et ce fut moi qui fut déstabilisé. C’était un rire cruel. L’homme s’était métamorphosé du tout au tout depuis la dernière fois que je l’avais vu. En l’observant plus attentivement je vis que sa tenue était bien moins soignée que la fois précédente, ses chaussures étaient abîmées, son col de chemise était sale, il puait.

-Tu trouves que j’ai changé me dit-il comme s’il lisait dans mes pensées. Et bien tu as raison, j’ai changé, je ne suis plus le même homme, la vie m’est passée dessus comme elle passe sur tout le monde et regarde je suis comme ta maison abandonnée, je suis exactement comme elle, et pourtant je vois bien que ça ne te convient pas vraiment n’est-ce pas ?

Il avait raison. Mon agacement était retombé presque aussitôt que j’avais remarqué son état, ma voix aussi avait changé, elle devenait douce, et une émotion familière m’envahissait que je ne me défendis pas cette fois d’éprouver. Une immense sympathie, brutale tant elle s’engouffrait soudain en moi. Je ne pouvais strictement rien faire pour l’évacuer. Je n’en éprouvais même pas l’envie. L’homme était exactement à l’image de ma maison abandonnée.

Enfin, il dû encore lire dans mes pensées, il me mis une main sur l’épaule et me dit, ne te fies pas à l’apparence, je suis en plein travail en ce moment, un travail de restauration difficile qui me demande beaucoup d’énergie, mais qui va me rapporter une véritable fortune Il sourit en clignant d’un œil . Je suis juste descendu boire un café pour prendre une pause, ces vêtements c’est mon uniforme de travail, je n’ai pas pris la peine de me changer. Il avait repris la même voix douce qu’autrefois, et son regard était de nouveau compatissant, avec un je ne sais quoi de malice.

C’est ainsi que notre amitié commença vraiment avec cet homme qui, je l’appris plus tard, se nommait Lui Ansa.

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