
Je me prépare depuis des mois à voir le monde s’écrouler. Je ne fais pas le plein de PQ ni de sucre, ni de farine, ni même de conserves. Ce n’est pas ça. Je me prépare mentalement à tout perdre. Je me projette sur la scène de la perte, celle de ce théâtre d’une apocalypse personnelle. La révélation de mon incapacité magistrale à tenir une comptabilité, à être un bon citoyen, à mettre le petit doigt sur la couture du pantalon. Dans quelques jours j’imagine qu’on viendra tout me prendre, que mon épouse me quittera, que mes amis me regarderont avec cet air que je connais si bien depuis l’enfance. Cet air qui dit “tu ne peux pas t’empêcher de faire des conneries, tu es vraiment en dessous de tout”.
Un air qui ne m’a jamais quitté tout à fait et dont je connais par cœur chaque parole, et le refrain. Un air dont il apparaît encore aujourd’hui qu’il m’est aussi nécessaire pour vivre que l’air qui entre dans mes poumons. Un air de malheur qui m’est consubstantiel.
J’en suis même à me dire que le mauvais temps de mai et de ce début juin est entièrement de ma faute. Que tout est de ma faute, dans les plus petits détails, même une ampoule qui claque de façon inopinée.
Quand j’y pense je retrouve aussi cette vieille intuition d’une malédiction directement liée à l’écriture. C’est le fait d’écrire à nouveau, d’avoir repris l’écriture comme on peut reprendre la cigarette ou l’alcool après une longue période de sevrage. C’est ce que je pense parfois quand je me demande si j’ai encore les épaules pour pouvoir supporter tout cela. C’est ce que je pense le lundi à 3h du matin pendant que tout le monde dort. Une apocalypse se prépare, c’est quasiment certain, c’est dans l’air, une présence électrique.
Ensuite à quel point est-ce que je confonds faute et responsabilité serait un débat beaucoup trop long et chiant pour une simple note dans ce carnet.
Juste auparavant je me suis souvenu de ce petit livre et j’ai écrit quelques lignes à propos du désir de s’emparer de quelque chose appartenant à l’autre et dont, visiblement, il ne faut pas se sentir digne de s’emparer. On ne se sent pas digne d’accéder à une certaine forme de culture, comme un ouvrier peut éprouver quelques réticences à s’installer dans une maison bourgeoise, un bourgeois dans un palais. On ne se sent pas digne mais on le fait quand même. On outrepasse ses droits. On ne reste pas à sa place. J’avais autrefois un vieux prof, un de ces prêtres polonais rescapés d’Auschwitz dont nous nous fichions beaucoup à cause de cette phrase, on l’imitait : » vous n’êtes pas à votre place » ou « vous n’êtes pas à votre affaire » Qu’avait-il compris de cette notion de place dont il se servait comme d’une antienne, on ne pourra sans doute jamais le savoir, à moins qu’on se retrouve soudain plus bas que terre un de ces jours, en prison par exemple, enfermé, humilié, affamé, assoiffé, dépourvu du titre d’être humain.
Qui avait-il dans ce livre qui pénétra en moi si fort; Un homme revient dans son village natal. Il effectue un voyage depuis le continent par bateau et par train pour aller rendre visite à sa mère. Durant ce voyage il observe les gens, il les écoute, il raconte en très peu de mots les paroles et les scènes de ce voyage. Et à chaque page il se bat avec la honte, le remord, d’avoir dû quitter sa terre natale, de l’avoir trahie. Et cette terre natale se confond avec le personnage de la mère. Il ne se passe rien dans ce livre sauf cette lutte intérieur d’un homme qui n’a pas voulu rester à sa place, que la nécessité ou le désir de s’emparer d’une chose qui ne lui appartenait pas a pousser à partir.
Une évasion dans la lecture comme une autruche place sa tête dans le sable. 900 pages lues cette semaine à raison de deux heures par jour en moyenne. Que m’en reste t’il à terme ? Exactement la même sensation que de consommer des séries sur Netflix ? pas tout à fait, ce ne serait pas honnête de dire ça. D’ailleurs je ne regarde plus du tout de séries, et presque plus de vidéo, à part celles de FB. Le fait de replonger dans la lecture de façon si intensive comme autrefois gamin recrée un monde, le même monde parallèle si je puis dire qu’autrefois. C’est dangereux bien sûr. L’excitation du danger est présente elle aussi. S’isoler dans la lecture. Isoler et île. Une île déserte.
Il y a aussi un plaisir coupable à s’isoler ainsi. A l’âge de 12 ans, atteint d’une varicelle et obligé de rester dans notre chambre j’avais enchaîné la lecture des Rougon-Macquart. Je les ai tous lus, parfois à raison de deux livres par jour, je ne faisais que ça, jour et nuit. C’était une sorte de défi que je m’étais lancé. Lire tout Zola. Mais pourquoi ? Il y avait une sorte de rage à lire ainsi je m’en souviens assez nettement. Vouloir sortir de sa condition d’ignorant ? Avoir pris conscience de façon si aigüe de sa propre ignorance ? Ou bien tout simplement pouvoir dire aux camarades « moi j’ai lu tout Zola ». Peut-être un mélange des deux. Et aussi une certaine obstination à relever des défis personnels complètement idiots.
à moins que ce ne soit lié à la composition de mes toutes premières BD, j’en dessinais beaucoup à cette époque, en noir et blanc, au feutre noir, inspiré par les comics d’occasion que j’achetais en douce au marché. Dès que j’avais trois ronds j’achetais des BD dites « pour adultes » Genre Lucifera, Vampirella pour pouvoir les redessiner surtout. Je crois que l’attrait pour l’érotisme ou la pornographie n’est pas si malsain que je l’ai souvent pensé dans mon adolescence. Le fait que j’imaginais , parfois terrorisé délicieusement, que ce fut malsain m’a sans doute aidé à briser des tabous esthétiques. Des tabous tout court. Et après tout Zola et le réalisme n’est pas si éloigné non plus d’une révolution esthétique en matière d’écriture. Tout comme l’Origine du Monde de Courbet en peinture. Une soif de réalisme m’aura-t-elle frappé à cet âge, et si furieusement qu’elle me donne des boutons, des pustules, et m’entraine à rapprocher soudain Vampirella de Zola et Courbet ? Par contre Lui et Play-boy m’ont toujours laissé de marbre, toujours eut cette sensation du factice en les feuilletant.
Hier soir en lisant, je ferme les yeux, et soudain je les écarquille de l’intérieur, bizarre.
J’ajoute encore cette réflexion et qui concerne ce que l’on choisi de vouloir écouter comme je crois que l’on choisi de voir. Sur la route pour descendre vers Lussas et malgré les bruits ambiants, celui des moteurs, l’intensité du chant des oiseaux les dépasse tous. Une grande clameur provenant des deux cotés de la route qui nous parvient en ne roulant pas très vite, et vitres grandes ouvertes. Ce qui me replonge dans les pensées, le désir insistant d’un univers imaginaire merveilleux dans lequel je m’enfuirais tout comme il m’était possible de le faire enfant. Cette fringale de lire d’ailleurs est tout à fait la même qu’à mes 7 ans, des contes par dizaines engloutis sous la tente formée par les draps la couverture, et la petite lampe de poche pour me guider dans ces nuits féériques. Et le lendemain matin le réveil difficile, la gueule de bois, et cet autre chemin pour se rendre au village, tout au bout de celui-ci, subir toute une journée l’autorité d’un tiers, esquiver les coups, essuyer les quolibets, et bien sûr tenter maintes fois l’évasion par les grandes fenêtres, sur le dos d’une pie, dans les dessins des troncs des platanes, les gendarmes dont le dos forme un bouclier zoulou, et les sauterelles qui d’un bond font bien plus que sept lieues
un peu plus tard dans la journée je lis cette phrase de Flaubert : » Je suis doué d’une sensibilité absurde, ce qui érafle les autres me déchire. » Des fois oui, des fois non, mais quand c’est oui c’est vraiment oui. Et quand c’est non c’est qu’il y a une raison, qu’il en va essentiellement de l’intégrité, de la survie.
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