Extrait de lecture

« Je pense à Balzac en bonnet de nuit après
trente heures à sa table de travail,
la trogne fumante,
la chemise collée
à ses cuisses velues tandis qu’il
se gratte, s’attarde
devant la fenêtre ouverte.
Dehors, sur les boulevards,
les mains blanches et grasses des créanciers
caressent moustaches et lavallières,
de jeunes dames rêvent à Chateaubriand
et se promènent au bras des jeunes hommes, pendant
que des fiacres vides passent en cahotant, puant
le cuir et la graisse d’essieu.
Tel un énorme percheron, Balzac
bâille, s’ébroue, marche d’un pas lourd
jusqu’aux cabinets
et, écartant les pans de sa robe de chambre,
dirige un jet de pisse majestueux sur le seau de toilette d’époque romantique. La brise soulève le rideau
en guipure. Attends ! Une dernière scène
avant d’aller dormir. Le cerveau bouillonnant,
il retourne à sa table – la plume,
l’encrier, les feuillets épars. »

Extrait de
Les feux
CARVER Raymond

Extrait de Paris France

« Et voici venir de nouveau août et septembre, et de nouveau il y a crise et de nouveau les fermiers, les paisibles fermiers, parlent de la vie telle qu’elle est. L’un des plus paisibles me disait l’autre jour, nous croyions, pas nous, mais tout le monde croyait que c’était les rois qui étaient ambitieux, qui étaient avides et qui apportaient la misère aux gens qui n’avaient pas les moyens de leur résister. Mais à présent, eh bien la démocratie nous a montré que ce qui nuit ce sont les grosses têtes. Toutes les grosses têtes sont avides d’argent et de pouvoir, elles sont ambitieuses, c’est pour cela qu’elles sont parvenues à être de grosses têtes. De sorte qu’elles sont à la tête du gouvernement et il en résulte la misère. On parle de couper la tête des grosses têtes, mais maintenant nous savons qu’il viendra d’autres grosses têtes et qu’elles seront semblables aux premières.Il secoua tristement la tête et retourna à sa moisson.Continuer ne sert donc à rien, sauf pour les étés qui se suivent l’un l’autre et les modes qui accompagnent les saisons. »

Extrait de
Paris France
Gertrude Stein

Que faire de ceux qui respirent mal

Encre Henri Michaux

« Quand un Émanglon respire mal, ils
préfèrent ne plus le voir vivre. Car ils estiment qu’il ne peut plus atteindre
la vraie joie, quelque effort qu’il y apporte. Le malade ne peut, par le fait
de la sympathie naturelle aux hommes, qu’apporter du trouble dans la
respiration d’une ville entière.

Donc, mais tout à fait sans se
fâcher, on l’étouffe.

A la campagne, on est assez
fruste, on s’entend à quelques-uns, et un soir on va chez lui et on l’étouffe.

Ils pénètrent dans la cabane en
criant : « Amis ! » Ils avancent, serrés les uns
contre les autres, les mains tendues. C’est vite fait. Le malade n’a pas le
temps d’être vraiment étonné que déjà il est étranglé par des mains fortes et
décidées, des mains d’hommes de devoir. Puis, ils s’en vont placidement et
disent à qui ils rencontrent :

« Vous savez, un tel qui
avait le souffle si chaotique, eh bien ! soudain, il l’a perdu devant nous.

— Ah ! » fait-on, et
le village retrouve sa paix et sa tranquillité.

Mais dans les villes, il y a pour
l’étouffement une cérémonie, d’ailleurs simple, comme il convient.

Pour étouffer, on choisit une
belle jeune fille vierge.

Grand instant pour elle[…] »

Extrait de
Ailleurs
Henri Michaux

Extrait de lecture

Valère Novarina

« L’après-midi, je remonte à l’hôtel Montana,
majoritairement peuplé de fonctionnaires québécois et d’autres bienfaiteurs internationaux ; j’observe attentivement leurs mœurs alimentaires au
souper et au petit déjeuner… Hier, j’ai engagé la
conversation avec trois Montréalais, un Gaspésien et deux Chicoutimiens, à qui j’ai avoué que
chaque fois que je voyais les plaques d’immatriculation du Québec, portant toujours, au-dessus
du numéro, la devise Je me souviens, l’idée me
venait que notre devise, à nous Européens — et
à nous Français, plus qu’à tout autre ! — était :
J’oublie. Nous devrions inscrire sur nos automobiles : XP 765 GPN, et au-dessus : J’oublie.
« J’oublie » 814 BW 75. « J’oublie » 645 DNU 87.
L’Europe ou La passion d’oublier. C’est ce que
j’ai ressenti sitôt arrivé ici : que je venais d’un
continent amnésique… « Toute la force vient des
ancêtres », c’est ce que l’on sait en Haïti ; c’est ce
que ne sait plus l’homme blanc — blanc comme
les blancs de la mémoire. »

Extrait de
Voie négative
Valère Novarina

Les extraits

Une photo, pas forcément de bonne qualité, en noir et blanc de préférence, un extrait de texte, une nouvelle catégorie…

« Au bar d’un train, entre Grenade et Madrid, un ami m’a raconté un autre voyage dans ce même train, au cours duquel il avait fait la connaissance d’une femme et, moins d’une heure plus tard, ils avaient commencé à s’embrasser. C’était l’été, en plein jour, dans le Talgo qui part tous les jours à trois heures de l’après-midi. La fiancée de mon ami était venue lui dire au revoir sur le quai. Plus tard, lui et l’inconnue s’étaient enfermés dans les toilettes avec une hâte téméraire, un bonheur et un désir que ni l’incommodité, ni les problèmes d’équilibre, ni les coups donnés sur la porte par des voyageurs irrités n’avaient réussi à mettre à mal. Ils pensaient qu’ils se quitteraient pour toujours en arrivant à Madrid. Mon ami, qui faisait son service militaire, n’avait ni métier ni situation, elle était une femme mariée, avec un enfant jeune, un peu déséquilibrée, aussi portée aux mouvements d’enthousiasme inconsidérés qu’aux noirceurs de la dépression. Mon ami m’a dit qu’elle lui plaisait beaucoup et qu’elle lui faisait peur, et que jamais il n’avait autant joui avec une femme. Il se la rappelait avec beaucoup de clarté et de gratitude parce que c’était la seule femme avec laquelle il avait couché outre la sienne, avec qui il s’était marié peu après, à son retour de l’armée. »

Extrait de
Séfarade
Munoz-Molina, Antonio