La mémoire comme un film

Non, pas une salle de cinéma, non, pas le rôle d’un spectateur ayant acheté son billet. Juste le hasard des choses, je crois que l’on dit ainsi. Se retrouver ici ou là, je ne sais jamais quel mot choisir entre ces celui-ci ou celui-là. Être soudain avec cet homme qui ouvre les boites en fer blanc numérotées, dans sa cabine. Le titre du film, peu importe. Le simple fait d’être passé de l’autre côté du miroir même si je garde les mains enfoncées dans les poches, dans une attente. Ainsi. J’aurais pu dire à la Clark Gable. Un tantinet désabusé. Ou plutôt Humphrey Bogart. Pas Clint Eastwood non. Cliché trop facile. Enfin oui, désabusé. C’est le mot que je cherchais. Avoir l’air désabusé surtout. Comme un acteur. Un acteur qui tient le rôle d’un jeune type arrivé ici ou là, par hasard, dans la cabine de projection d’un cinéma de quartier, ici ou là dans cette ville. Un bruit de motorisation. Une odeur âcre de tabac, et la fumée qui flotte dans l’air. On est avant 1979. C’est une pièce aveugle, seule ouverture la petite fenêtre par laquelle passe la lumière du projecteur. Blancs les murs. Il vient de faire du café, derniers soupirs de la cafetière crachant sa flotte dans le filtre. Dessous un pot en verre, un huit tasses, presque arrivé à sa limite. Pas surpris de me voir, le type ne s’occupe pas de moi. Il attrape une revue et tire de profondes bouffées de sa gitane. Parfois, il sort de sa poche de veste un briquet qu’il bat pour la rallumer. Enfin, il se lève, attrape deux tasses qu’il remplit à moitié et m’en tend une. De plus, je comprends que l’on doit se connaître depuis longtemps, on n’éprouve pas le besoin de parler. Les minutes s’égrènent. Une gitane après l’autre. Le voyant de la cafetière s’éteint. Curieux, je regarde par l’ouverture, mon regard suit le faisceau de lumière jusqu’au bout de la grande salle en bas. C’est à cet instant que j’aperçois la tache brune qui envahit l’écran. Une odeur entêtante de brûlé, le type se lève et fait un certain nombre de gestes rapidement. Mais, son visage est tranquille. Il fait avancer la bobine un peu plus avant et l’on entend des murmures de soulagement. Tu es toujours aussi en retrait qu’avant. Avant l’accident. C’était pourtant l’occasion. Ainsi, tu n’as pas su en profiter. Par ailleurs, il me lance ça sans même me regarder. Son ton est neutre, je n’y lis aucun reproche, pas d’émotion particulière. Juste le ton d’un simple constat. Comme on dirait, il pleut, il fait un peu plus frais, je vais acheter des cigarettes. J’entends mon silence en guise de répartie. Toujours cette obligation d’imaginer une répartie, fut-elle silencieuse. Je comprends de quel accident il me parle. Alors, je sens bien que quelque chose de ce genre s’est produit. Difficilement identifiable. Il y a juste eu cet accident sur lequel je n’ai jamais pu poser le moindre mot. Des centaines de fois la même scène. Cette cabine de projection et ce projectionniste, ce jeune type mains dans les poches qui paraît être dans un désœuvrement chronique. La même suite de micro événements. Le déchirement que produit sur ma poitrine le râle ultime de la cafetière. Le bouton rouge qui s’éteint. Puis cette attirance pour aller jeter un coup d’œil en contrebas. Cette obscurité qui entoure l’écran et soudain cette tâche qui apparaît et qui envahit tout. Et ces mots prononcés d’un ton neutre. Cette dernière, ce constat. Tu es toujours aussi en retrait qu’avant. Est-ce la même sorte d’émotion qui me traverse à la réception de ce message ? Au début, je crois me souvenir qu’elle était une forme de révolte. Puis je suis passé à autre chose, une forme de fatalisme. Puis à une indifférence étrange. La force des répétitions probablement, la camisole chimique des habitudes. Dans cet enfermement dans lequel nous résidons, nous les différents personnages de cette petite scène, il me semble qu’une réplique neuve est parfois attendue. Ou peut-être une action particulière qui soudain mettrait un terme à cette répétition. Un rebondissement soudain qui nous libérerait enfin. Qui ferait progresser l’action ? Mais, j’ai beau me creuser la cervelle, rien ne vient d’autre que ce silence. Alors, j’essaie de me concentrer sur tous les détails, de ralentir le temps. De me déplacer dans cette pièce durant cette paralysie du temps. De temps en temps je regarde la tache sur l’écran et je tente d’y découvrir autre chose qu’une tache. Cela peut être un visage, un paysage ou une tache qui ne soit pas toute à fait la même tache tout simplement. J’étudie différents points de vue. Une fois je me suis même retrouvé à la place du projectionniste. je me suis entendu prononcer les mêmes mots à ce jeune type mains dans les poches qui tente d’imiter Bogart. Mais qui de toute évidence devrait plutôt mimer Clint Eastwood. Je vois la tache aussi et je fais à avancer le film pour un meilleur confort utilisateur. Ça ne va jamais bien au-delà. Je veux dire que c’est notre prison. Même la cafetière, le bouton rouge, la cendre de la gitane qui tombe systématiquement au même endroit sur le sol. Un disque rayé. Ce que nous attendons est soigneusement ignoré. Tellement. Attendons-nous quelque chose ? c’est aussi à se demander. Toujours autant en retrait qu’avant. Avant l’accident. Cela veut dire aussi que l’accident n’a rien changé à l’habitude. Que quel que soit l’événement qui surgit, on ne perd pas une habitude à cause ou grâce à cela. Certains dans d’autres films y parviennent peut-être, ou alors, ils inventent un changement quelconque. Ensuite, ils mettent ça sur le dos d’un événement. Un accident, une rencontre, un coup de pot ou un coup de chien. Enfin, ils ont besoin d’un levier, d’un élément déclencheur pour inventer leur film. Suis-je envieux de ne pas posséder cette inventivité, la question n’est pas ici ou là. Cela n’empêcherait pas la mémoire de tourner à vide jusqu’à ce que la tache revienne. Qu’elle envahisse tout l’écran. Que le projectionniste se lève à nouveau et que tout recommence à jamais.

#photofictions #04| trois portraits plan américain.

Il me demande de prendre quelques photos. Pour un book je crois. C’est embarrassant. Je n’ai jamais fait ce genre de photographies. Les références me manquent. Photographie de mode, papier glacé, présentation de fringues surtout. Il m’en faut quelques-unes en plan américain. Il ajoute. Je ne sais même pas ce que cela veut dire. Il voit mon embarras. Il m’explique qu’il faut cadrer jusqu’à mi-cuisse environ. Les nouvelles halles viennent tout juste d’être construites. Architecture moderne. Décor ad-hoc ça va faire l’affaire. Une vingtaine d’images presque toutes en contre-plongée que je découvrirai en sortant le film de la cuve. Je ne faisais toujours que des photographies en noir et blanc à cette époque. Séchage rapide, découpage en bandes de six. Format 24×36 TriX. Des photographies de Paris aussi. Puis l’installation dans le passe-vue du Durst. Exposition à la louche, le négatif est bien équilibré, je plonge la première feuille dans le révélateur. Puis les dix-neuf autres. Papier Agfa 13×18. Faut pas pousser. Toutes en contre-plongée. Lui au haut des escaliers, l’objectif en contre-bas. Une sensation bizarre. Des photographies valables. Mais que je ne lui montrerai jamais. Sa présence écrasante se révéla dans le bain, les noirs en premier, ce regard supérieur et aussi le mépris . Un petit accident j’ai dit. La lumière a été allumée pendant que je plaçais le film dans la spirale. Le film est foutu, complètement voilé. Ensuite nous nous sommes peu revus une ou deux fois seulement, puis plus du tout. Je n’y tenais plus vraiment.


Je pourrais dire que je suis vieille aujourd’hui. 61 ans dans quelques jours. Peut-être est-ce du à la luminosité, j’ai éprouvé l’envie de regarder de vieilles photographies. Cette boîte dans laquelle j’ai rangé des photographies. Négligemment je crois. Elle se trouve sur mes genoux. Je n’ai jamais pris le temps de les regarder vraiment, à part la première fois, avant de les ranger une à une dans cette boîte.Quand on est vieux on peut sans doute mieux s’autoriser à revoir ces vieilleries. Je crois que je ne l’ai plus ouverte depuis que je suis venue m’installer au Brésil. 40 ans déjà. Du mal à l’imaginer ou à le croire. Toutes ces photographies pele-mêle, de minuscules bout de vie en désordre. Pourquoi garde t’on toutes ces choses. C’est quand j’ai trouvé la photographie que j’ai compris pourquoi j’avais éprouvé le besoin d’ouvrir cette boîte. Je devais savoir que je la retrouverai là. Inconsciemment je le savais. C’est une photographie de moi, jeune en noir et blanc. Il m’avait demandé de me maquiller ce jour- là. La lumière d’un spot me brûlait la joue. Et lui avec son appareil photo dansait tout autour pour me prendre sous toutes les coutures. Peut-être en y repensant, aurait -il été meilleur danseur que photographe. Pas très gentille, je sais. Mais j’ai mes raisons. Il m’en aura bien fait baver. J’éprouve de l’agacement à revoir la photographie. 40 ans passés n’y change rien. J’ai l’air d’une pute, le col de mon haut déboutonné laisse apparaître un peu trop vulgairement la gorge. Dans le fond peut-être que c’était son unique désir, photographier une pute. Peut-être même pensait-il que j’étais sa pute en dehors de ces séances de pose aussi. Et moi fleur bleue assise débraillée, presque souriante.

Voilà pourquoi je suppose on ne doit pas trop s’attarder dans ces idées de nostalgie. Revoir de vieilles photographie. Surtout à nos âges. Et avec la lucidité on y découvre des choses qu’on n’aurait jamais su autrement y voir. Pauvre type. Et moi quelle gourde j’ai été. Mais pourtant je remets la photographie à sa place. Je ne la jette pas.


Ma mère est une artiste renommée. Elle s’est beaucoup servie de moi enfant pour promouvoir sa carrière. Des photos dénudées la plupart du temps que nombre de pedophiles s’arrachent encore des années plus tard. Les ravages que tout cela aura créé en moi, elle s’en sera toujours défendue, prétextant je ne sais quel discours scabreux sur l’art. J’ai essayé de déplacer cette affaire vers la justice, les tribunaux. En vain. J’ai perdu. Elle s’en est tirée à bon compte. L’art prévalant encore une fois sur tout, même pour la justice. J’ai désormais 57 ans. Ma mère est morte au mois de juillet de cette année. Est-ce qu’on peut pardonner aux morts je n’en sais rien. C’est une question qui flottera encore longtemps dans mes pensées. J’aimerais oublier tout cela. Qu’aucune photographie de cette époque ne resurgisse plus jamais. Mais c’est évidemment impossible, une fois que l’on est captive de la toile, c’est à jamais.

L’image

Peinture, ébauche de visage imaginaire Patrick Blanchon 2022.

Le visible possède-t-il un cœur, un centre, une raison, une vérité. Deux réponses possibles. Platon dit non. Pour le philosophe, le secret du visible n’est qu’une ombre, une illusion, un mensonge. Et, c’est en cela que cette illusion est condamnable. Second point de vue, La réponse chrétienne. Une sacrée trouvaille de proposer Dieu comme fondement du visible. Fut un temps où la peinture cherchait à rendre compte de cette vérité chrétienne. On peut penser à Saint-Bernardin de Sienne. Lorsqu’il peint l’Annonciation durant la période du Quattrocento. L’artiste et le croyant désirent représenter ce lieu, cet espace où Dieu vient dans l’homme, où ce qui ne peut être figuré devient figure, où ce qui n’a jamais été vu devient visible. De ce point de vue de peintre comme celui de la chrétienté, le cœur du visible est unique et il est Dieu. Le résultat est une révolution de l’esprit puisque désormais, c’est tout l’invisible qui trouve sa raison d’être. La foi remplace le doute, voire le mépris platonicien. Que l’on approuve ou pas cette solution, cela n’interférera que peu avec l’avalanche de mots d’ordre qui en découle. On peut imaginer tout un monde, le monde chrétien, basculer soudain dans cette croyance martelée sur tous les tons. L’injonction d’avoir la foi n’en est que la partie immergée. La morale occupe l’espace sous-jacent, une place prédominante déjà. Dont on peut facilement imaginer qu’elle sert surtout aux puissants pour asservir les plus faibles. Si souffrir au travail permet comme d’obtenir comme rétribution ultime une place au paradis, si la raison de la violence peut enfin s’associer à une cause divine, on souffre sans doute beaucoup plus silencieusement. Dans le calme. Pour ne pas gêner le confort des puissants. Que se passe-t-il alors dans l’inconscient collectif, l’idée que la lumière chasse l’ombre, qu’une guerre existe entre ces ombres et cette Lumière. En tout cas qu’une synergie ancienne, présocratique s’évanouisse à partir de l’appel de l’ange Gabriel. Qu’un nouveau-né engendré par l’invisible devienne un homme crucifié, la figure d’un carrefour entre deux mondes, celui de l’invisible et du visible. Mais pas seulement. Sous cette image d’Épinal, le monde de l’esclavage se distinguant du monde des salariés que dans une apparence. Comment on a tenu en laisse les travailleurs des champs et des fabriques en les invitant à se rendre chaque dimanche à la messe… vu de notre siècle cela semble extravagant. Pourtant, la chose continue sans même que l’on en prenne conscience. Encore aujourd’hui.

Cette habitude d’évoquer la vérité par l’entremise d’images pieuses. Y a-t-il une réelle différence avec les images visibles sur les réseaux sociaux ? La vérité divine est simplement remplacée par la vérité individuelle et de ce fait l’individu, l’influenceur, ne devient-il pas ainsi un avatar de l’invisible lui aussi ? Toute cette morale nommée désormais mindset oulivestylene sert-elle pas les mêmes intérêts que depuis toujours ? Et cette injonction qui chasse l’autre, cette fameuse nécessité d’avoir confiance en Soi. N’y aurait-il pas une translation de sens qui se serait effectuée, Soi-même étant devenu lui aussi cet invisible qu’il convient de nommer, mais d’affirmer, et pas pour rien bien sûr, pour réussirdans la vie. L’hésitation, de doute, les empêchements en général n’appartenant jamais qu’à la créature, rangés dans la catégorie des défaites contre les démons de tout temps.

Iconoclaste certainement. Un paradoxe supplémentaire. Être peintre et iconoclaste. Ainsi, sans doute que tout l’élan vers la peinture abstraite ne tient qu’à ce doute permanent entretenu avec l’idée de la figure, volonté de détruire la figure non. Pas réellement, mais d’en faire douter sûrement. Partager mes doutes quant à la figure telle qu’elle est installée désormais dans notre monde, dans nos vies. La figure ou l’image en général.

#photofictions #03|photographier l’autre.

Peinture Visage imaginaire ( collection privée) Patrick Blanchon 2018

Photographier les autres, l’autre. Ce que cela produit. Il n’y a rien de naturel. Peut-être s’en aperçoit- on moins dans un cadre familier ou familial. Tant que l’on entretient encore cette croyance envers le familier. Mais tout de même. Braquer l’objectif d’un appareil photographique sur l’autre, le viser, le cadrer, le shooter. Non cela n’a jamais été rien. Cela ne fut jamais facile. Comment négocie t’on avec ce malaise. On négocie souvent avec tant de choses… négocier, terme de commerce, et qui prend souvent le pas sur l’échange. Commercer, négocier avec un sourire, un geste, une invitation, tout cela presque comme en as du marketing. Attirer l’attention, intéresser, créer du désir, le but étant qu’à la fin une action soit effectuée. Avec une tricherie encore à la clef, un malentendu. De taille le malentendu. L’autre imagine qu’il devra poser, il s’y prépare, fabrique déjà son cliché personnel. Le photographe a tout prévu qui l’attend patiemment au tournant. Pose bonhomme pose. Pose ma jolie pose. Clic clac Kodak. Et là très peu de temps. Au soixantième de seconde, comme au millième, La pose se relâche, l’œil chavire, un autre mouvement. Comme une copie carbone froissée. Elle est là la vraie photo. Clic clac encore c’est la bonne. L’autre n’y voit que du feu. Il est toujours installé dans la flamboyance de son reflet premier. Ne voit pas qu’il vient de montrer son âme ou son cul. Tout est dans la boîte. Enterré(e) vivant(e).

Toujours été accompagné par cette sensation bizarre. C’est comme franchir un interdit. Un tabou. Capturer l’image de l’autre. Il me semble que l’on négocie exactement de la même façon pour dépasser le malaise qu’un enfant qui désire devenir grand. En passant par le sacrifice. Soit disant une initiation. En tous cas en renonçant à des territoires personnels autant que sacrés. C’est ainsi que peu à peu on perd du terrain, que l’on s’expulse soi-même d’une clarté pour rejoindre l’ombre. C’est aussi comme cela que l’on expérimente une solitude fort différente de celle d’avant. Que l’on devient sorcier si l’on veut. Artiste diront certains. Je crois que l’on ne parvient pas vraiment à réaliser d’abord puis à oublier ce que l’on dérobe au monde. Que l’on se sent toujours plus ou moins redevable d’avoir été autorisé ou de s’être autorisé de commettre de tels forfaits. La plupart du temps cette sensation d’être débiteur est balayée par le quotidien. Par l’agitation. Époque de zapping. Hier encore je me demandais pourquoi je n’avais pas fait beaucoup d’efforts pour promouvoir mon travail photographique, je mets ça sur le dos d’une absence de talent la plupart du temps. Depuis des années le même discours. La même excuse. Le même prétexte.

Parfois je me dis que je vois tout en noir et blanc encore. Qu’avec compassion et bienveillance je pourrais passer outre ce genre d’excuse. Me détendre. Comme on tape sur un bifteck pour l’attendrir. Ces mots d’ordre, tellement contemporains, ces mots aussi me mettent mal à l’aise. Ils me mettent la tête à l’envers. Me rappellent à une naïveté perdue, disparue. Et cette absence, cette perte, je peux la mesurer au nombre de kilomètres de films argentiques que j’ai déroulés pour prendre cette distance, afin de me ruer vers je ne sais quelle lucidité qui validerait enfin les terme grand ou adulte. Désormais je ne photographie plus beaucoup les autres. Je les regarde. Pas besoin d’appareil. Ce petit moment de flottement entre le moment où ils veulent apparaître tels qu’ils pensent être et ce qu’ils sont vraiment quand ils s’oublient je ne peux pas ne pas le voir. Est-ce que j’en fait quelque chose? À vrai dire je n’en sais rien. Plus trop d’idée sur la question. Peut-être est-ce rangé dans la catégorie des événements climatiques. Comme l’odeur si particulière qui flotte dans l’air juste avant la pluie. Mais certainement que ce n’est pas si innocent que cela parait. De la négociation encore avec l’ineffable pour tenter de revenir à la maison , un passe- temps, sans doute pas grand chose de plus.

Peut-être aussi que la peinture de visages, la plupart du temps imaginaires est aussi pour moi un moyen de rembourser cette dette.

( Publier également sur le site tierslivre.net )

Talus et fossés.

Le chemin vers l’école. S’y retrouver de nouveau pour écarter la sensation familière. Toutes les images spontanées et qui n’abondent que pour dissimuler. Qui auraient pour raison d’être de dissimuler ce qui surgit par et dans la progression. Parce que l’on se sera laissé aller à la vraisemblance, à la ressemblance, au point ou au lieu commun. Ce qui serait décrit, narré, comme une récitation, s’effondre presque aussitôt que l’on creuse ces images, le familier. Et, ce qui reste alors, deux mots, talus et fossés. Rester sur le talus, ne pas tomber dans l’autre. De quoi le talus est-il constitué, qui rassure et intime l’instruction, l’ordre d’y rester. D’herbe la plupart du chemin. Disons avant le carrefour du Lichou, et peut-être un peu après, vers la scierie. La frontière avec le béton est assez floue. Ce qui se passe physiquement dans la progression de la marche d’une surface l’autre, comment on prend conscience du mou et du dur et qui sera toujours amorti cependant par la semelle d’une chaussure. Comment se raconter cela à soi-même déjà. Pourquoi cette nécessité, ce besoin, ce quelque chose d’impérieux de se le narrer, encore une fois, comme à voix haute cette fois ? L’attirance du fossé n’existe que par l’obligation endossée du talus. Les deux fonctionnent comme un rouage, une sorte d’engrenage. L’un ne peut pas aller sans l’autre. Même si à partir du pont qui enjambe le Cher, le fossé se réduit, finit par disparaître avec l’apparition des trottoirs. Il est tout de même conservé ailleurs dans l’imaginaire. Quelle serait la distance entre la maison familiale et le portail de l’école communale ? On l’évoque en kilomètres et en temps. Le temps de faire ce long chemin imposant de se réveiller avant le lever du jour. Peut-être pas immédiatement en septembre, il reste encore un peu de clarté sur ces débuts d’année scolaire, ces changements de classe. On peut encore y voir à peu près même si souvent le brouillard est là, qu’il est même tenace, au moins jusqu’au bourg. Cependant, on y voit un peu clair, mais peu loin. Enfin, le second pont. Au-dessus du canal du midi. On arrive au passage à niveau, à la hauteur de la gare. Puis, on atteint la grande rue du village. La vision s’élargit. Mais, pour être presque aussitôt contrainte par les façades, les murs des bâtiments. Magasins commerces, boutiques, banque, boulangerie, articles de sport et pêche, coiffeur pour hommes, tailleur, la coop, et évidemment les bistrots. Il y en a au moins trois ou quatre qui se suivent de près dans la grand-rue. Puis encore un, tu allais l’oublier, celui près de l’église. Quatre bistrots dans les années 60. Et, toi, enfant qui te rend à l’école, qui a pour instruction de rester sur talus et trottoirs. De ne surtout pas choir dans le fossé. Pour ne pas te salir. Se blesser n’a rien à voir avec l’origine d’une telle injonction. L’importance d’apparaître aux yeux des autres primant sur quantité de priorités délaissées. À moitié fils d’exilé d’un côté et de l’autre continuité de bougnat. Vendeur de charbon et de vin. Écartelé psychiquement déjà entre propre et sale. Projection facile, talus et fossés. Peut-être pas si simple que ça à saisir dans un esprit enfantin. Ou alors bien sûr que si. Tu saisis l’intention, mais tu ne saurais pas l’exprimer. De plus, elle ne surgit toujours que sous la forme d’un malaise. Ce chemin vers l’école, métaphore d’une vie. Et, ensuite, dans ce cas, le portail de l’école ouvrira-t-il sur le paradis ? Apercevras-tu devant l’école Saint-Pierre et son trousseau de clefs ? Ou bien, devras-tu t’entretenir avec le diable, lui dire en toute sincérité tous les méfaits commis par amour et l’ignorance de la définition du mot. Devra-t-on alors aussi lui raconter toutes les fois où le fossé nous a tant attiré que l’on a quitté le talus pour s’y vautrer? Puisse ensuite un grand rire salvateur en découler comme se rue l’eau dans les fossés après les pluies d’automne.

Les histoires

Peut-être qu’il ne faut pas avoir d’histoire. Pas vraiment d’idée non plus. Surtout pas ces idées que l’on croit d’emblée originales. Peut-être qu’il ne faut rien de tout cela. Peut-être suffit-il de s’asseoir. D’écrire ce qui nous passe par la tête. C’est déjà tellement difficile. S’encombrer d’une histoire ajoute encore à cette difficulté. Ecrire ce qui vient sans avoir peur de le voir s’écrire. C’est déjà énorme. Evidemment c’est une façon un peu étrange de considérer l’écriture. Ecrire sans autre but vraiment que celui d’écrire. Observer comment les mots arrivent sur la page. Etre fasciné en premier lieu sur la manière dont ils se déploient. S’étonner qu’ils veulent dire quelque chose que l’on n’avait pas prévu de dire. N’est-ce pas déjà une aventure se suffisant à elle-même. Alors pourquoi en rajouter, pourquoi chercher des histoires, pourquoi cette obstination vers l’ intrigue, les personnages. Pourquoi aussi se creuser la cervelle à créer un plan que l’on ne suivra pas. Pourquoi ce manque de confiance total dans la notion de rebondissement. Ensuite regarder tout ce qui est écrit de cette manière et se demander si cela peut faire un livre. Un livre digne de ce nom. C’est là que ça coince régulièrement. Une constante, un mur. De l’ordre du mur de Planck. Parce qu’on voudrait déjà savoir à l’avance. On voudrait déjà avoir l’idée du livre. On ne lui laisse même pas le temps de naitre que déjà on l’affuble d’un tas d’adjectifs qualificatifs, de substantifs. En gros tout cela constitué de nos espoirs ou frustrations. De notre désir insupportable. J’ai toujours pensé que l’histoire viendrait en second. Si toutefois l’histoire doit venir, j’ai toujours espéré qu’elle viendrait ainsi. Je ne saurais pas expliqué pourquoi vraiment. Comme si le verbe agir primait toujours sur cet autre qu’est réfléchir. Comme si réfléchir s’était s’écarter pour créer une chose qui justement empêchait d’agir. Et donc j’ai écrit sans avoir d’idée, sans avoir d’histoire sur lesquelles m’appuyer. Ecrire sans prétexte. Sans filet. Comme on plonge dans l’eau directement sans prendre le temps de mesurer sa température. Advienne que pourra. A plusieurs période de ce parcours bizarre, je me suis arraché les cheveux. Merde mais elle est où ton histoire. C’est ce que je me suis dit. Et pas une fois. Mais mille au moins. Je sentais cette pression. Terrible. Elle est où l’histoire qui te permettra de valider tout cela enfin. De te donner l’impression d’être parvenu au but. De publier un livre. J’ai tenu bon quand j’y pense. Le doute, et l’obstination. Cocktail impeccable pour accéder à l’ivresse de l’idiotie si l’on veut. L’idiotie souvent est le mot qu’emploient les autres pour qualifier quelque chose qu’ils ne comprennent pas. Qu’ils ne veulent surtout pas comprendre. Parce que ça les dérangerait trop. Les autres et tous leurs mots. On les porte en soi bien sur. On ne s’en débarrasse pas si facilement. Donc on devient idiot au bout du compte. Il faut bien savoir ce que c’est. Etre idiot par défaut Avant même d’écrire le moindre mot. Ca ne s’arrange pas par la suite. Pas vraiment quand on pense à tout ce que l’on a écrit. Sans qu’aucun livre ne soit posé sur la table pour expliquer tout cela. Peut-être est-ce pathologique de trouver insupportable ce qui est déjà prévu d’avance. Je veux dire avoir une idée, faire un plan, écrire, relire, réécrire, nommer la chose roman, essai, recueil, et le publier sans ciller. Comme une réticence à tout projet, ne pas avoir envie de se projeter, de projeter quoi que ce soit. Une fois j’ai voulu projeter quelque chose, je crois que c’est une des toutes premières fois de ma vie. En tous cas je n’avais pas encore fêté mes 7 ans. L’âge de raison soit disant. Nous étions à la fin du marché, à Montrouge. Je me souviens de ce moment avec une exactitude extraordinaire. Ce fond de l’air un peu plus frais qui, cette année là, devait se sentir des le début septembre. Avant le 15 probablement. Puisque je devais toujours être en vacances chez mes grands-parents à Paris. La fin du marché. Des piles de cageots éparpillés un peu partout. Déjà quelques silhouettes en train de farfouiller pour récupérer des légumes abimés, des fruits talés. Et les agents de la voirie qui s’affairent, commencent à nettoyer. Gyrophare de leur véhicule. Le bruit du jet d’eau puissant pour nettoyer la crasse de l’évènement. Par là-dessus, un sentiment de désœuvrement. Se retrouver là, bras ballants, à regarder ahuri toute la scène. Nous nous étions levé si tôt le matin même. J’avais aidé pour décharger les colis. J’avais aidé aussi à la vente des œufs frais. Tablier blanc crayon de bois sur l’oreille. Et puis soudain après l’enchainement des actions, le fait d’avoir remballé dans le camion, ce petit moment où l’on subit comme un choc de ne plus rien avoir à faire. Il faut un moment pour s’en rendre compte. Une fin de marché cela fait drôle. C’est comme si on restait encore un peu après un spectacle et que l’on observe les acteurs remballer leur décor. Ce qui reste à la fin, une place vide, une surface humide et brillante par endroit. L’odeur du désinfectant. Un fruit au sol. Un fruit de bonne taille. Une grosse orange. La prendre dans la main pour la soupeser, machinalement. S’étonner aussi de voir une orange trainer là par terre. Elle est un peu abimée, mais quand même. Ce que c’est dans notre famille que l’orange comme symbole. Un crève-cœur. Donc une sorte de fin du monde, une fin de quelque chose, spectacle ou pas. Et puis soudain cette orange par terre. Un vrai désastre. Un symbole posé là pour être piétiné, écrabouillé. Peut-être alors que tout ce flot d’émotions, de pensées confuses subit en plein centre de la stupeur. Peut-être est-ce une raison. Tout cela envahit la tête et le cœur d’un seul coup, en même temps. et on ne peut lutter. Cela paralyse encore plus. Alors que faire sinon ramasser l’orange comme un somnambule. La jeter vers le ciel le plus haut possible. Désirer la voir s’élever vers les nuées. Oui mais la loi de la pesanteur. L’orange retombe sur le front d’un enfant là-bas à l’autre bout de la place. Cris, larmes, claques. Un attroupement. La victime ne mourra pas ce jour là quand même. Plus de peur que de mal. Par contre ce qui meurt en moi probablement c’est l’envie de projeter quoi que ce soit à partir de cet instant. Cette explication est bizarre bien sur. A première vue elle semble bizarre. On se demande si on peut se fier à ce genre d’explication. Et plus on se demande plus on s’aperçoit du peu d’écart entre le mot bizarre et le mot réalité. Ou du moins qu’il existe une sorte de réalité parallèle à la réalité ordinaire. Et cette autre réalité ne s’avère jamais autant authentique que par sa bizarrerie. Qu’aucune autre symboliquement n’a autant de force pour parvenir aider à comprendre le refus de tout projet désormais. Avant d’avoir atteint l’âge de raison. Avant 7 ans. Et tout cela au niveau inconscient. Parce que dans la vie de tous les jours, je suis quelqu’un qui a l’air raisonnable de temps en temps. Evidemment, j’ai des projets comme tout le monde. Si je dis: je vais aller chercher le pain, j’y vais tôt ou tard.

Les photographies que l’on n’a pas prises.

En quittant Batsi j’ai pris quelques photos du lieu où nous avions passés ces quelques jours, le lieu d’hébergement. Rien de photogénique vraiment, le but n’était pas de faire de belles images. Non, c’était plus une tentative pour ne pas refaire la même erreur, pour briser une sorte de récurrence de l’oubli. Un pansement si l’on veut, pour protéger d’anciennes plaies encore probablement à vif. Contrer une fatalité à venir, et dont on se rendra compte des années après. La prise de conscience parfois douloureuse ne ne pas avoir pris certaines images parce que jugées trop banales, sans intérêt artistique.

D’ailleurs je ne fais plus de photographie artistique, cela m’est passé. Avec le numérique je me sers de la photographie plutôt comme d’un bloc-notes. Peut-être même un dégoût de l’artistique quand j’y réfléchis. De cet ancien point de vue, de cette ancienne vie. Une amertume, une aigreur que je ne peux plus me dissimuler. Oh non pas contre la photographie en elle-même, plutôt contre le photographe que j’étais. Et, encore tout cela s’est apaisé. Amertume et aigreur sont sûrement trop forts. Au delà de ces mots flotte quelque chose de tendre, de doux, de roux. Un air d’automne avec son odeur de bois brûlé, de décomposition, les virevoltes bucoliques des feuilles mortes qui tombent au sol.

Tous ces petits moments que l’on nomme banals, sans importance, le quotidien, je n’ai pas jugé opportun de les photographier. Ou alors tout à fait fortuitement en pensant à autre chose. Dans le cadre d’un projet, le boulot. Vous savez bien, l’hypnose qu’impose presque aussitôt le but à atteindre.

Une idée serait de tenter de les nommer, de retrouver les pièces manquantes . Oh pas tous, à mon âge je n’aurais plus le temps. Mais, s’il fallait choisir, faire un tri rapide, se dire aller seulement trois, lesquels ?

Je réfléchis un moment, quelque chose freine. Avec le temps on devient un peu plus attentif à ce qui se met en travers des intentions. Sans doute parce que tout bonnement ces intentions sont encore trop artificielles, parce qu’elles se calquent sur du déjà-vu, on pourrait aussi dire du cérébral seulement. Demeurer dans cette vigilance quant à ces intentions apparemment spontanées, séduisantes en raison de cette spontanéité. Voilà une raison que je pourrais même avancer si je voulais me justifier quand à une forme de plus en plus constante de procrastination. Que personnellement j’appelle la patience. Une patience de l’inertie. Ce que l’on peut nous effrayer via l’information, les catastrophes, l’urgence et le temps qui ne se rattrape plus. Des années que je résiste à tout ça. Procrastination si l’on veut. Si ça les rassure ou les aide à se désoler pourquoi pas. Les amis, les proches, la famille.

Surtout ne pas oublier que je suis en train d’écrire un texte. Forcément donc une auto fiction sitôt le pronom je dans tout cela.

Au delà de ce texte il y a celui qui ne sait déjà plus vraiment qui il est, un être constitué d’absences et non dits. Calme cependant. L’habitude de vivre avec toutes ces photographies manquantes probablement. Peut-être que la seule façon d’inventer une proximité qui lui convient réellement c’est celle-ci. Une proximité du vide qui, peu à peu, aura su se frayer son chemin à cause ou grâce à l’absence, l’oubli, le manque.

Je regarde ces photographies du portail, de cet escalier difficile à gravir après nos longues courses dans les collines environnantes, de ce bout de maison. Une sensation familière bien sûr, déjà presque de la nostalgie. Et, de nombreuses images de l’application photo sur l’iPad s’accumulent déjà depuis ce mois d’août. Un défilement rapide, tellement. Une métaphore sans doute rien de plus. Rester calme aussi d’autant qu’on le pourra, calme et résolu. Même têtu pourquoi pas.

Le cône de vision

Illustration du cône de vision en perspective.

Aucune prétention de remettre en question tout le voyeurisme sur lequel s’appuie l’art occidental. Cette histoire de cône de vision. Un seul N. Disons depuis La Renaissance, mais ce serait simpliste, il faudrait remonter aux Grecs. Et, malgré les tentatives de certains de tenter d’en sortir. Cette illusion mathématique, géométrique qui au bout du compte nous invite à regarder le monde, sa réalité au travers d’un trou de serrure. Plus encore aujourd’hui que jamais cette position de spectateur comme voyeur. Voilà donc la perspective et le résultat qu’elle impose à angle droit. L’angle de 90° essentiel pour l’invention d’une ressemblance proche de l’exactitude. L’angle de 90° censé être le même que celui de la vision humaine.

Je l’avoue, j’ai toujours eu beaucoup de difficulté avec l’idée de perspective. Que ce soit en dessin ou dans la vie en général. Peut-être en raison de cette obligation d’immobilisme nécessaire afin de conserver un point de vue. Sûrement aussi à cause du malaise provoqué par ce voyeurisme qui au bout du compte rejoint la gène de me retrouver passif en de nombreuses circonstances. D’ailleurs, il serait facile d’imaginer que détestant le voyeurisme, je l’eusse étudié sous toutes les coutures en m’y plongeant tête la première. Probablement à cause ou grâce à des ouvrages lus à la hâte. Le traité du rebelle d’Ernst Junger notamment, le premier qui me vient à l’esprit. Je ne pense pas l’avoir lu complètement, d’ailleurs, je crois que dès les premières pages mon esprit s’est emparé de quelques mots clefs pour s’en évader. Il n’en aura gardé que des bribes. Ainsi celle-ci, par exemple, que la meilleure façon d’agir pour s’opposer à un système était de le pénétrer, de se retrouver à l’intérieur, et ensuite de provoquer de toutes petites actions presque invisibles pour le faire à terme dérailler.

Et, n’est-ce pas ironique que durant ces derniers jours, je passe une grande partie de la journée à reprendre mes vieux cahiers ? À y chercher des notes sur la construction géométrique, ceci afin de créer moi aussi mon cours sur la perspective. Un cours différent de tous les autres bien sûr. Je déteste me répéter dans la même forme. Puis il faut aussi tenir compte du système. Ses limites, ses résistances, ne pas bousculer les choses de manière visible, mais utiliser justement les paradoxes. Ceux sur lesquels on tombe quasiment aussitôt que l’on sort de ce fameux cône de vision. Ceux qui tout à coup déforment encore plus la réalité d’autant qu’on l’avait installée sagement dans un angle droit, un angle à 90°.

Sûrement pas un hasard si simultanément, en tache de fond, mon rapport à la photographie ne cesse plus de me tarauder. Peut-être dû au prétendu hasard, celui de ma participation à cet atelier d’écriture de François Bon. #photofictions, et qui creuse les relations entre photographie et écriture. J’y participe non de façon directe. Cependant, je ne produis pas de texte afin de répondre à la consigne. Quelque chose m’en empêche en ce moment. Sans doute cette idée de point de vue. Une perspective qui serait sûrement trop étroite, trop subjective si je me contentais d’obéir simplement à la consigne. Non, je souhaite évidemment profiter de cette aubaine pour l’étendre, parvenir à agrandir le périmètre du cercle. Sortir si c’est possible en même temps de la passivité et du voyeurisme. Agir.

J’en plaisante encore parfois, mais le titre de ce blog n’est certainement pas venu pour rien. Peinture chamanique.Non que je veuille endosser le costume d’un chaman moderne, en revanche plutôt relier nombre d’impressions qui, la plupart du temps, ne peuvent justement pas être représentées dans cet angle imposé par l’histoire de la perspective.

Une de mes spécialités, tirer sur un petit fil qui dépasse en tenter de le suivre souvent au travers de nombreux méandres jusqu’à son origine. C’est à peu de chose près l’histoire proposée par Don Juan le vieux sorcier Yaki à Carlos Castaneda. Relaté de mémoire dans un de ses ouvrages intitulé rêver.

On rêve. Enfin, c’est aujourd’hui indéniable. L’éveil n’est pas de notre ressort ni la grâce. Il faut donc faire avec ce que l’on a, et ce que l’on est. Mais parfois, une solution pour passer d’un rêve l’autre est cette vigilance à l’insolite qui traverse notre champ de vision de dormeur. Le cône de vision est pour moi un de ces objets insolites. Et, comme souvent, il apparaît dans une sorte d’évidence sur laquelle il serait impossible de poser le moindre mot. C’est sans doute en raison de ce mutisme avec lequel on s’enfonce dans la profondeur de la pensée, comme si celle-ci n’était qu’une couche superficielle du rêve, que l’insolite est visible véritablement. Qu’il nous saute aux yeuxsi je peux dire.

J’avais déjà écrit plusieurs textes en relation avec cet insolite et la vision.

le-retour-du-nagual/,

comment-marche-un-indien-dans-la-foret/

le-tonal/

Il doit y en avoir d’autres, finalement, c’est peut-être une récurrence dans ce blog. Mais à chacun de trouver ce qu’il cherche, je ne veux rien imposer. Ce dont je m’aperçois au travers de ces textes c’est l’utilisation des modes divers pour parvenir aux frontières d’une même chose toujours ou plutôt pour tenter de la dépasser. Soit par des pseudos essais, par des fictions, de même que certaines photographies de peinture pour les illustrer ; celles qui matchentou pas… finalement, je suis peut-être plus que je ne le pensais dans la consigne proposée par cet atelier d’écriture. Et ce avant même que je n’en prenne connaissance.

L’objectif

Photographie de groupe repas de début d’année.

L’ambiguïté de l’objectif en tant que pièce indispensable d’un appareil photographique confronté au mot objectif comme but, et aussi à cette légende qui voudrait que l’on tente de rester objectif quant à un événement. Un même mot pour exprimer trois choses différentes. Quel serait le lien que je pourrais construire ou mieux, que j’ai déjà construit même bien avant de me rendre compte de cette ambiguïté? La plupart du temps inconsciemment. Juste en raison d’une homonymie, d’une similitude sonore bien plus qu’en s’enquérant du sens.Des nuances sensées être adoptés collectivement via l’approbation d’une académie quelconque. Quelconque car pas vraiment reconnue par un quidam comme moi. Ou alors si haut placée dans le ciel imaginaire que l’on recule humblement aussitôt en l’évoquant. Une sorte de royauté de droit divin qui a pouvoir malgré toute révolution enterrée de décider du sens des mots. Elle, l’Académie, bénéficiant, à tort ou raison, peu importe de cette soi-disant qualité d’objectivité. Dont l’objectivité même est le fondement de toutes ses actions dont la mise à jour de la langue, du dictionnaire.

Et, sur une ligne parallèle le sens des mots que l’on cherche à comprendre seul avec ses propres moyens. Une quête dont l’impulsion se tiendrait enfouie profondément quelque part dans le vaste monde. Un trésor gardé évidemment par un dragon. Quand commence ce premier pas sur le sentier qui s’enfonce dans la brume d’automne ? Il faut bien que l’on ignore cette impulsion. Le fameux pourquoi. Que l’on ignore aussi de ce brouillard l’épaisseur. Tout comme le temps qu’il nous faudra pour le traverser, trouver l’éclaircie. Ce pourquoi surgit parfois si facilement chez certains êtres alors qu’il prendra une vie entière chez d’autres. Et, encore, pas sûr que beaucoup ne disparaissent pas en n’ayant jamais pu découvrir leur pourquoi. Des multitudes devenues à leur tour des questions pour les vivants.

L’objectif alors pour tenter d’y voir clair, d’y comprendre quelque chose, par l’entremise d’une focale, d’un jeu de lentilles, par l’invention de buts qui, une fois atteints, s’évanouissent pour laisser place à d’autres. Et, cette tentation parfois d’adopter un certain recul, une sorte de neutralité frôlant le désengagement, l’indifférence et le mépris dissimulé par ces voies de garage.

Prendre une photographie demande un certain culot. D’une certaine façon c’est héroïque. On se heurte au réel. On tente de lui dérober quelque chose. On essaie de s’en approprier un fragment. On sent bien cette gêne la toute première fois mais elle est si brève. Elle s’enfonce presque aussitôt dans le bon sens, les raisons que l’on invoque pour la recouvrir au centième de seconde. L’objectif souvent de la prise de vue est de conserver un souvenir, anniversaire, mariage, naissance, décès, événement familial. C’est l’idée de la photographie, commune au début. On pourrait avoir la sagesse et la pudeur de s’arrêter à cela. S’en tenir à la reproduction d’un rituel. Puis coller tout ça dans un album que l’on s’échangera de main en main par delà le temps qui passe. Quelques générations à peine.

Évidemment on rit de cette pensée magique aujourd’hui. On ne la prend pas au sérieux. Pourtant il suffirait de plisser un peu les yeux, de gommer tout le superflu pour tomber sur cette évidence qu’elle se tient toujours dans les fondations de tous nos agissements.

Aller plus loin est donc, dès l’origine, l’enfreinte d’un non-dit, d’un tabou. On l’enfreint sans même le savoir. La frontière est invisible et on l’enjambe ainsi dans une sorte d’insouciance. Les raisons que l’on se donne pour la franchir ne sont que des raisons assez banales quand on y repense des années plus tard. Vouloir faire des photographies d’art, vouloir faire des photographies de mode, de guerres, d’instruments de musique. Effectuer ainsi grâce à ces raisons que l’on se donne tout un parcours en regardant au travers d’un viseur. La cible ne cesse de bouger. Pas celle devant l’objectif. Celle qui se cache au fond de soi. Posséder un don, réussir de merveilleux clichés, la belle affaire au final. Ce serait même un handicap. Puisque à l’appui des félicitations, des encouragements des bravos, on peut s’imaginer avoir atteint au but. En faire même un métier. Vivre heureux, s’en réjouir. Une certaine ignorance est souvent salutaire. Le fameux n’a pas su n’a pas souffert

D’ailleurs ne dit-on pas saisir sa chance. Le mythe du photographe, le mythe du peintre, le mythe de l’artiste. On ne retient habituellement dans l’imaginaire collectif que ceux qui ont réussi à renoncer à s’installer dans le confort qu’octroie le fait de saisir sa chance. Ceux qui n ’ont pas voulu se contenter d’elle. Qui ont désiré se rendre au delà de cette chance, dans ce qui fait peur à tous, l’inconnu. Aujourd’hui la chance est devenue une peau de chagrin. Avoir un CDI. Nouvelle ère, nouveau graal. Ne serait-ce pas complètement fou de vouloir souhaiter autre chose. D’y renoncer une fois l’objectif atteint. Cette valeur perçue de l’objectif atteint bizarrement n’est jamais la valeur personnelle qu’on lui accorde. Tout la contredit cette valeur attribuée par le collectif. Et, c’est d’ailleurs souvent en raison de cette contradiction que l’on capitule. Que l’on finit par se raisonner. Un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras Et pour nourrir la pensée magique, le tiercé et le loto. Vaguement les tombolas des kermesses de village.

Je ne sais pas ce qui m’a le plus fait réagir et qui a provoqué cette décision de démissionner de ce poste de prof. Un ensemble de signaux enfin visibles ou audibles probablement. J’essaie de reconstituer la scène, de ralentir le temps, presque de le rendre immobile afin de me déplacer silencieusement entre les différentes raisons posées là, figées désormais comme des statues antiques. Je m’approche pour examiner leurs socles à chacune. Je ne peux que constater leur aspect friable. Comme pour mieux m’aider à comprendre combien les raisons sont bâties sur cette fragilité elle-même. Que ce que l’on ne peut plus ignorer c’est la violence qui se dissimule derrière cette fragilité des raisons. Aussi s’arrêter à cette violence serait irrespectueux envers cette perception, la rendrait bâclée, incomplète si aussitôt le mot sacréne l’accompagnait pas.

L’invention du sacré pour tenter de juguler la violence. C’est de ce cuir que l’on fabrique les œillères autant que brides et rênes. Comme une image que l’on voudrait toujours superposer par dessus une autre. À quelle fin, si ce n’était pas pour les voir s’effondrer ensemble, une fois réunies correctement. La fameuse dissipation attendue du brouillard.

Repas organisé par l’association. Des dizaines de personnes, des bénévoles pour la plupart. Une vaste terrasse éclairée par des lumignons au crépuscule. Brouhaha. J’arrive ainsi sur le seuil du restaurant et je m’arrête net. Je ne connais presque personne. Je fuis toutes les réunions d’ordinaire. Ce soir je m’étais dit fais un effort. Quelques échanges avec ce type autrefois ingénieur, désormais prof d’informatique. Il se parle à lui-même. Cet autre œnologue une fois par mois qui est assis à ma droite. Je n’y connais rien en vin, je ne sais que reconnaître quand il n’est pas bon. Mais, je fais un effort là aussi de m’intéresser. À gauche des femmes qui font du yoga. Elles m’ignorent une grande partie du repas, et c’est assez confortable. Puis chacun se lève, se présente à l’assemblée. Certains volubiles et loquaces, parole soutenue par une reconnaissance de nombreuses années de compagnonnage. Applaudissements. Vient mon tour, je dis peu, le strict minimum puis me rassois. C’est suite à cela que les femmes yogis s’intéressent à moi soudain. Elles voudraient en savoir plus. Je renvoie la balle en les questionnant, les bombardant de questions quant à leur pratique. Technique imparable que celle de s’intéresser à l’autre pour qu’il nous oublie. Au final le goût trop sucré de l’entremet, l’acidité du mousseux, le refroidissement subit de l’air tout autour, et cette impression de déjà vu, celle de l’ennui qui envahit toute la scène. Tous ces gens comme des naufragés tentant de s’accrocher à quelque chose, leur verre leur fourchette, leur couteau, leur voisin de table, paroles ou rire un peu trop forts. Content d’en avoir terminé je n’ai pas demandé mon reste. Une sensation toute à fait aiguë, de mon étrangeté comme de l’incongruité de ma présence ici. Comme si il fallait que je passe par tout ça pour me rendre enfin compte que je n’avais rien à faire ici. Que je m’étais trompé de chemin. Depuis cette sensation ne m’a plus quitté. Elle continue à se répandre à la fois en moi et tout autour. Finalement je finis presque par accepter qu’elle est l’objectif la dernière poupée russe, je veux dire le sens trouvé d’un mot qui depuis toujours me taraude.

Le meilleur tirage

Passer des nuits blanches dans la chambre noire durant des années et s’apercevoir enfin d’un mur contre lequel on n’a pas cessé de se heurter. Le voir enfin ce mur. On pourrait penser qu’il n’est constitué que de vanité. Vouloir à tout prix obtenir le meilleur tirage, mais c’est évidemment tout un jeu de poupées russes que l’on découvre en plissant les yeux. Que cette perfection recherchée dissimule quelque chose de louche. Une obscurité. Alors que tel un papillon, on se pensait attiré par la lueur d’une flamme. En oubliant le risque de s’y consumer comme il se doit.

Tout a commencé dans une sorte d’ivresse, une toute puissance, conséquence logique après tant de mois, d’années de doute, d’incertitude profonde. Une opportunité dont on a envie de ne regarder que l’aspect brillant. Ce cabinet d’architectes dans lequel j’atterris en 1983 après avoir démissionné d’un job de vendeur de véhicules neuf en porte-à-porte. J’avais éprouvé cette pénible sensation d’être un escroc. Vendre à tout prix des bagnoles à des personnes qui allaient suer sang et eau pour payer leurs traites. Jouer sur les ressorts du désir, les facilités de paiement à crédit. C’était lancinant dès les tout premiers jours. À ma toute première vente. Cette sensation m’avait gâché la fête, mais je m’étais obstiné à vouloir passer outre. N’étais-je pas trop timoré, sentimental, idéaliste… Et puis mon propre père n’avait-il pas dû dépasser cette sale impression lui aussi. Finir par conclure que dans ce monde, il y va de la responsabilité de chacun de donner libre cours à ce désir, ou pas. Que finalement ce que je nommais l’escroquerie, la manipulation, la vente n’était rien d’autre qu’une réalité, une vérité à quoi ce métier de vendeur m’avait déjà trop initié. Quelques jours de flottement à peine suite à mon départ, le temps de faire un gros tas de tous ces costumes achetés dans un magasin de prêt-à-porter et d’y flanquer le feu. Puis les petites annonces, enfiler les périodes d’essai. Être plus vigilant envers mes sensations, le cadre, le tenant et aboutissant de chacun de ces emplois. Et, pour autant ne pas perdre de vue le terme du loyer qui se rapproche toujours trop vite, de jour en jour, achevant de mettre un terme à ce commencement de détestation pour toute velléité de tergiversation. Et bien sûr à la fin plonger dans une urgence. Le cabinet d’architecture à la recherche de son archiviste. Cela changeait des boulots salissants, éreintants, d’aide maçon, de plongeur, d’homme à tout faire. N’y avait-il pas même une noblesse dans les mots cabinet d’architecture… archiviste. La curiosité aussi y fut sûrement pour beaucoup ; curiosité et urgence, des ingrédients omniprésents pour à chaque fois, inventer une nouvelle recette de la défaite.

Puis rapidement les choses s’enchaînent. Une porte qui s’ouvre au rez-de-chaussée, tout au fond du grand hall, lumières tamisées de celui-ci, impression d’un havre de paix. La porte s’ouvre sur un local poussiéreux. Des dizaines d’étagères, des dossiers de sinistres empilés n’importe comment et même des piles jetées en hâte au sol. Voilà ton nouveau chez-toi, voilà ta nouvelle mission : mettre de l’ordre dans tout ce chaos. Tout ça instantané. Et, aussi, le oui accompagné de la signature au bas du contrat d’embauche. Période d’essai un mois. Poignée de main. Sentiment mitigé, mais soudain le loyer est sauvé. On se rassure raisonnablement d’autant que l’on est complètement timbré.

En un mois, j’avais quasi tout rangé. De plus, j’avais trouvé des ressources que je n’avais jamais su utiliser pour ranger mon propre chaos personnel. C’était intéressant. Les architectes étaient rassurés. Alors, ils m’ont proposé de rester à la fin de la période d’essai. Peut-être un projet de microfilmer tout ça maintenant que l’on y voyait plus clair. Dans ma tête, je ne voyais que la paix que cette situation allait m’apporter. Installé rue vieille du temple, le cabinet était à quelques minutes à pied de chez moi, à la Bastille. Mon amoureuse aussi allait être rassurée, qui étudiait la médecine. Elle souhaitait savoir ce que j’allais bien pouvoir faire de ma vie, parfois à mi-voix. Tout roulait en n’y réfléchissant pas trop. De plus, il n’y avait qu’à suivre gentiment la pente, dévaler ainsi le fil des jours.

Rapide l’ennui me tomba dessus. Le week-end, j’étais souvent seul, car mon amoureuse rejoignait sa famille. Alors, je déambulais dans la ville dans un étrange désœuvrement. J’appréciais me retrouver sur les quais devant les boites de bouquinistes. L’ambiance. Les flâneurs, les enveloppes de cellophanes au travers desquelles on découvrait les titres des ouvrages. Fréquemment les mêmes d’une boîte à l’autre, les moins chers, les poches. Il fallait se souvenir à temps de ceux que l’on possédait déjà et que l’on n’avait pas encore pris la peine de lire. Mais, rien de grave, d’avoir plusieurs faux-monnayeurs devait certainement signifier quelque chose que l’on découvrirait plus tard. Effectuer des actions inconsciemment comme s’il s’agissait d’investir dans un capital. Toujours pouvoir se dire qu’un jour, on comprendrait enfin le pourquoi du comment. Que certaines vérités nous sauteront aux yeux. Que tout prendra un sens enfin. J’avais déjà connu l’ennui, mais pas ainsi. L’ennui d’être libre deux jours par semaine et le recours de la déambulation pour tenter de le meubler. À quoi pouvais-je penser, y avait-il un but que je ne parvenais pas à m’avouer, que je refusais de m’avouer et qui me faisait plonger alors de façon hebdomadaire dans la vacuité ? Je n’étais pas heureux. Je le savais, mais je refusais de me l’avouer. Ma vie prenait un cours bizarre, elle ressemblait à train attaché à ses rails, allant ainsi d’une destination l’autre poussé par une volonté de sécurité, presque de confort. Je me dégoûtais beaucoup. Une impression d’avoir cédé à tout un enchaînement de lâchetés. D’avoir trop facilement renoncé à beaucoup de choses que j’avais tenues pour importantes afin de se sentir exister. Aussi le fait de m’apercevoir qu’en y ayant renoncé, je restais toujours en vie. Étonnant et perturbant quand je me retrouvais les soirs de semaine, invité par des amis, encore étudiants pour la plupart. Saisir d’emblée une naïveté en eux de n’avoir pas encore renoncé à leurs rêves. Comme si le fait d’avoir été plongé si jeune dans la contingence, me procurait comme une sorte de méta perception de ce qui compte et ne compte pas. D’un essentiel. D’une vérité.

Au cabinet d’architecture, dans les archives, tout était désormais impeccable. Pas un seul grain de poussière, pas une seule ligne dérangeante. Tout était aligné au cordeau, étiqueté. Les tâches journalières s’étaient amenuisées. Le matin coup de balai, serpillière, quelques notes ensuite jetées sur un cahier à spirales pour élaborer un système de base de données. L’idée de trouver quelque chose de brillant. Pour me rendre indispensable. Conserver cette ennuyeuse tranquillité. Si paradoxal cela puisse-t-il être. Puis à un moment, on se retrouve noyé dans la régularité. On ne se rend plus compte des jours, des semaines, des mois qui passent. Cette familiarité que l’on crée sans même s’apercevoir avec les lieux, les personnes. Comme pour mieux se défendre de l’inconnu tout autour. Et, le week-end s’y jeter. Trouver une sorte d’équilibre dans cet entre-deux. Mais l’ennui comme une eau tiède. Pas facile d’y rester vigilant. Seule indication, le malaise que l’on éprouve au détour d’une rue, cette éclaircie soudaine ou au contraire cet assombrissement au crépuscule de la ville qui n’est plus que silhouettes. Puis les feuilles des arbres qui tombent au sol, le cœur qui se sert à un moment sans que l’on sache pourquoi.

Un homme se plaignait dans la pièce à côté de devoir photographier la maquette d’une université. Un matin, je l’ai rejoint et sans savoir pourquoi j’ai dit que je pouvais m’occuper de faire les prises de vue. Ça m’est sorti d’un coup de la bouche et j’en fus presque effrayé. Ensuite un enchaînement rapide. Rencontre avec les patrons. À nouveau une proposition parfaitement folle. Je peux aussi faire les tirages. Ensuite, tout fut miraculeusement accepté. Évidemment sans pour autant modifier en quoique ce soit mon salaire. On me laissa comprendre que je pouvais me rattraper sur les achats de matériel en compensation. Je ne me fis pas prier de ce côté là.

Le photographe de la rue Saint-Antoine allait fermer quand je me suis amené juste à la fin de cette fameuse journée. Tout acheté d’un coup sur ses conseils. Et puis c’était un vendredi. J’allais avoir tout le week-end devant moi pour apprendre et le développement des négatifs et le tirage. Dire que ça me faisait peur, non, pas tant que ça. Je crois que c’était un plaisir d’avoir enfin un but qui allait m’aider à passer ces deux jours de solitude. Plus largement une occupation pour les semaines à venir, peut-être trouver un sens nouveau à ma vie. Un sens tout bonnement

La chance du débutant n’est pas un concept à prendre à la légère. On devrait surtout beaucoup s’en méfier. La première série de photographies en noir et blanc que je déposais sur le bureau des chefs les ravit. Ensuite, j’ignore quelle mouche m’a piqué, j’ai laissé s’écouler toute une année dans cette joie de vivre. Ce contentement apporté par l’acquiescement des têtes à chaque nouvelle livraison de photos. À la fin, trop répétitif, je m’en suis lassé. J’ai voulu me lancer dans la photographie d’art. Effectuer ensuite des tirages époustouflants d’images, on ne peut plus banales. Toutes les nuits désormais y compris en semaine, je refaisais le même tirage des dizaines de fois toujours pour parvenir à l’insatisfaction. Nourrir cette plante dont j’avais découvert la graine au fond de moi. Ensuite, sa croissance fut bien plus rapide que je n’aurais jamais pu le prévoir. Au bout du compte, je démissionnais sur un coup de tête et quittais le cabinet d’architecture. Ce fut la première fois que j’osais franchir le seuil de l’ANPE. Je me suis dit qu’une pause ne serait pas du luxe pour réfléchir un peu à ma vie. Refaire sans arrêt les mêmes erreurs devait sûrement signifier une volonté de quelque chose, indéfinissable, mais dont je me donnais comme nouveau but de vouloir définir.