
Il y a Mallarmé contre lequel je bute régulièrement comme on bute contre un mur, mettons ce mur immense qu’on a découvert récemment au fond des océans, qui mesure 3 km de hauteur et 20 de large et qui coure dans les profondeurs encerclant la planète à moitié. Mais, si je n’avais jamais essayé de lire Mallarmé , sans doute n’aurais-je jamais pris conscience de ce mur, ce mur entre le visible et ce qu’il dissimule presque toujours, l’invisible.
Ensuite que ce fameux mur soit un bug crée par Google Earth, une affaire de pixel carrés, un collage trop précis d’images et dont le résultat peut faire rêver, ce n’est pas le problème. Dans la tête un mur s’est élevé, qu’il provienne de la frénésie des magmas ou de la main humaine, cela n’a pas vraiment d’importance. Il y a un mur visible au fond des océans désormais sur Google Earth, comme en poésie il y a Mallarmé.
Il y a quelque chose que l’on n’avait pas vu avant et qui soudain est devenu très présent.
C’est d’autant présent que ça résonne avec la question du moment. Qu’est ce que je vois, qu’est-ce que j’entends, qu’est-ce que je pense vraiment. Est-ce que tout ça n’est qu’une somme d’apprentissages, une éducation, un formatage, ou bien suis-je parvenu à creuser un écart par moi-même. Est-ce que je suis un être parlé par les autres, par une langue commune, une langue pratique, une langue dont l’intérêt est de me faire obéir à des injonctions qui ne m’appartiennent pas, ou bien suis-je parvenu à parler ma propre langue, à voir le monde de mes propres yeux, la réalité de façon personnelle ?
Une chose m’ennuie dans les ouvrages de fiction, je l’ai déjà dit, et cet ennui provient de la gène que j’éprouve instantanément du visible au sens ou le visible se mêle à la facilité, à un mot d’ordre qui voudrait peindre l’évidence. L’idée de la transparence d’un langage est une idée fausse qui dans l’ennui saute aux yeux.
J’aime bien revenir à la lettre dans ces moments là. Ces signes bizarres le deviennent d’autant plus qu’on fuira les mots, les phrases, le sens qu’on leur accorde si facilement, de façon automatique. Examiner la lettre c’est comme se munir d’un microscope et zoomer sur l’infiniment petit, se retrouver au même niveau que la molécule, l’atome, la bactérie. Peut-être devenir toutes ces choses soudain par immersion. Car on est vite happé par ce mystère des signes que quelques instants auparavant on considérait comme allant de soi. Ils étaient visibles pourtant mais on ne les voyait pas. On croyait voir une évidence et soudain voici qu’elle s’est dérobée que l’on se retrouve confronté au mystère des hiéroglyphes. Comment on réagit à cela, à cette incompréhension soudaine ? Je veux dire à cet ennui que provoque soudain le visible, à la découverte de ce hiatus, entre le signe et la signification, souvent on s’enfuit : trop c’est trop. On referme le livre, on le range au haut d’une étagère, on l’oublie. Il est possible que nos oublis soient de la même catégorie que nos ennuis. On devrait s’en souvenir, et à période régulière y revenir, les explorer encore une fois, pour voir.
La poésie de Mallarmé pose de belles questions quand on y revient. Et la première que j’y ai trouvée c’est qu’est-ce que c’est que lire. On découvre que lire peut-être réflexif. Qu’on n’est pas tenu de rester assis sur un banc de l’école à bailler en ânonnant ce que le professeur désire qu’on ânonne. On peut lire ainsi sans consommer, avaler, bouffer, dévorer, digérer. On peut lire avec plus de difficulté, et apprendre à aimer la difficulté pour ce qu’elle nous apporte d’autonomie, de créativité, d’intelligence nouvelle des échanges, des relations entre les mots. Sortir du cadre sujet-verbe-complément c’est comme sortir de l’hiver et assister à l’arrivée du printemps. Les branches sont encore nues mais déjà l’ellipse si présente laisse au regardeur tout loisir ou devoir de créer la feuille. La notion d’incidence souvent présente dans la phrase Mallarméenne oblige à ne pas perdre le fil d’une logique syntaxique qui secoue les neurones, et fabriques des connections secrètes inédites. Lire Mallarmé c’est inventer soi-même Ariane tout en étant Thésée, le labyrinthe n’est construit peut-être que dans un tel dessein. C’est aussi un bouleversement de l’idée de genre comme de l’idée de compréhension en général—vouloir comprendre comme pénétrer de façon phallique un sujet, comme en gros on l’apprend sur les bancs de l’école, n’est plus de mise. Pour comprendre il ne faut pas vouloir comprendre ce que veut dire le poète, mais la langue. C’est sauter par dessus le défaut des langues qui ne vient pas d’elles, mais de nous à vouloir les assujettir. Comprendre Mallarmé c’est avant tout comprendre qu’il existe mille façons de trouver son bonheur dans les mots bien au-delà de leurs significations vulgaires, de ces significations qui s’offrent si aisément, qui écartent les cuisses au tout venant et qui d’ailleurs s’y engouffre si facilement.
« Le vif œil dont tu regardes
Jusques à leur contenu
Me sépare de mes hardes
Et comme un dieu je vais nu. »
( La marchande d’habits, dans Poésies, Stéphane Mallarmé 1899)
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