Tourner autour du bref

Stephane Mallarmé par Pierre-Auguste Renoir

Moins de mots, moins d’idées, moins de digressions, la forme brève est exigence, tout comme le dessin. C’est la raison d’exister du dessin probablement que de savoir trouver des raccourcis, d’éluder, pour mieux rendre visible le visible. Pour qu’un dessin reste imprimé dans la mémoire du dessinateur et de celle ou celui qui regarde. Cela nécessite du talent ou du travail. Mais surtout une maturité afin de savoir trier le bon grain de l’ivraie. Cette maturité m’a toujours agacé d’autant que je me suis toujours refusé de vouloir y atteindre. En raison du solipsisme à laquelle elle conduit. Afin de ne pas perdre de vue le petit, le modeste, l’insignifiant. Rester en lien avec une impuissance environnementale. Pour ne pas être entièrement seul, irrémédiablement seul. Cela provient de l’orgueil et d’une part christique jamais avouée. Les deux entremêlés créant un noeud et une attente qui ne saurait avoir comme but qu’un dénouement. Jusqu’à ce que je comprenne qu’il ne peut y avoir que la mort comme dénouement. J’allais écrire magistral pour qualifier une telle fin et j’en ris. Parvenir à la maîtrise par la mort, pour qu’il n’y ait plus de doute possible. Risible, peut-être pas tant que ça. C’est sans doute le même fantasme que je partage avec plusieurs. Notamment Mallarmé qui pensait lui aussi que tout se résoudrait en étant complètement mort de son vivant. Tourner autour du bref, s’approcher de son centre fantasmé, c’est tourner autour de l’idée d’une disparition, d’une absence, de la mort. Alors évidemment en écrire des tartines, prendre le contrepied ce serait imaginer aller du côté de la vie. C’est d’une naïveté… Et pourtant toute cette profusion que propose la société de consommation, le capitalisme, se fondent sur cette même naïveté. Que vivre c’est profiter. Facile de créer la confusion en soi, dans le monde entier, puis de se retourner soudain et de ne voir qu’une immense décharge à ciel ouvert. Tourner autour de la forme brève ce serait aussi revenir vers la frugalité, l’ascèse, et non pour atteindre à une quelconque idée d’un Dieu, toute idée sur le sujet sera toujours quelconque, mais pour vivre. Vivre au plus près de ce qu’est la vie. C’est comme devenir immobile pour comprendre le mouvement.

Lire, écrire

Peinture 2022 Patrick Blanchon.

« Je ne peux lire quand j’écris ».Quelle délicatesse. Belle façade. Mon cul. Et d’abord quel besoin, quelle nécessité de dire pareille connerie, sinon entrer dans une posture. Quel besoin. Un bel aveu. Mais lire et écrire c’est pareil. Kif-kif bourricots. Quand tu lis, tu écris et l’inverse vaut. Avons-nous un tel luxe d’avoir deux cerveaux. Quoiqu’en disent certains qui confondent cerveau et hémisphères. N’est-ce pas la même idée que dessiner et peindre. L’un ne va pas sans l’autre. Souvent on vient me voir à l’atelier. Que veux-tu faire. Oh moi que dessiner. Mais très vite on se retrouve un pinceau à la main, à la place du crayon. C’est surtout par peur que l’on dit-oh moi que dessiner- ou alors, parce qu’on ne veut pas se salir les mains. Et l’inverse tout autant. Que peindre. Oui mais, non. On ne peut pas que peindre c’est impossible, il y a forcément une structure, des lignes, des masses. Même dans le plus abstrait des tableaux. Tout geste en peinture est difficile à isoler d’un geste de dessinateur. Ensuite on peut être un peu plus ceci, un peu peu moins cela. Selon les goûts et les couleurs. Comme on peut-être plus lecteur qu’écrivain. Ou plus écrivain que lecteur. Beaucoup de lectures fatiguent quand on écrit. On ne peut pas le nier non plus. On finit par étudier le texte en profondeur, pour y chercher une substance. Quand on n’en trouve pas, ou insuffisamment, on referme le livre, on passe à un autre, ou bien on écrit le livre qu’on désirerait lire. Mais le je ne peux pas lire quand j’écris… cela doit être dû à la canicule. Un ramollissement du bulbe.

Accumulation.

Un nouveau thème se profile pour mes ateliers de peinture. Celui de l’accumulation. l’idée m’est venue en déchirant une feuille de papier par inadvertance. Que faire de ces morceaux éparses ? je n’allais pas les jeter. Et puis un accident veut toujours attirer notre attention sur un point particulier à explorer.

Prendre une nouvelle feuille, et jeter ces morceaux sur celle-ci en désordre dans un premier temps. Tracer les contours de chacun de ces morceaux à l’aide d’un crayon. Puis retirer les morceaux les réagencer autrement, retracer. Recommencer encore.

On obtient ainsi une accumulation de traits et de formes.

On peut ensuite s’amuser à déposer des valeurs de gris sur chacune de ces formes afin de les mettre en relation les unes avec les autres.

C’est cela l’important : la relation que l’on permet de s’établir entre les formes.

Je n’ai pas pris de photo de ce premier atelier du matin avec les adultes.

J’ai réitéré l’expérience l’après-midi avec les enfants. En le simplifiant. Juste un seul morceau de papier déchiré dont on répercute la forme en l’orientant à chaque fois différemment. Une accumulation du même sous divers angles.

Ensuite même principe, un remplissage à l’aide de valeurs de gris. Les enfants ont adoré.

Plus tard le soir nouveau groupe d’adulte, je conserve l’idée d’un morceau à reproduire, cette idée d’accumuler la même forme puis je leur propose de créer un camaïeu avec une couleur primaire au lieu du coloriage au crayon.

Pas pris de photos non plus car ce n’est pas encore terminé.

A suivre donc mercredi prochain dernière séance avant les vacances de printemps.

Le thème

Je n’ai jamais été vraiment fort en thème. Je veux parler du prétexte selon lequel il faudrait peindre toute une accumulation de tableaux autour d’une même idée. Le thème m’ennuie généralement assez vite parce que j’ai l’impression de patiner dans la semoule. Et puis surtout parce qu’il m’a toujours semblé être une fausse bonne idée.

En vérité j’ai toujours eu cette sorte d’intuition que le thème en peinture appartenait à quelque chose de révolu. Je ne me sens pas de peindre des champs de batailles, des sacres, pas plus que des naufrages. Je rechigne à dessiner des divinités avec des cornes des queues et des sabots. Arranger des pots, des faisans ou des lapins crevés avec des ciboires, des verres à pied et accessoirement une tête de mort sur une nappe pour en extraire une nature morte, une vanité, me navre. Et pour les paysages qu’ils peignent la campagne bucolique, la ville désormais tentaculaire, où la sombre ruelle crasseuse, les bras m’en tombent aussi rien que de les imaginer.

Parfois j’ai été tellement navré de ne pas pouvoir m’accrocher plus de 10 mn à cette idée de thème que je me suis dit que je devrais changer mon fusil d’épaule, me lancer dans l’épicerie ou le proxénétisme et abandonner tout bonnement mes prétentions picturales.

Cependant comme j’anime des ateliers de peinture, il faut bien que je réponde à la demande.

J’ai donc inventé des trucs loufoques que j’ai appelé « thèmes » à seule fin de satisfaire la demande.

Il y eut ainsi pèle-mêle :

Le vide et le plein en peinture

L’ordre et le désordre en peinture

Le gribouillis source vive en dessin

Dessine ta grand-mère de mémoire ( et comme cela fonctionnait plutôt pas mal, j’ai décliné avec le grand-père, le frère, la sœur, les parents et les cousins…)

Mais au bout d’un certain temps tous ces thèmes ont finit par me lasser eux-aussi.

Pourquoi ? parce premièrement c’est une affaire de répétition, je trouverais insupportable de toujours manger des moules tous les dimanches, même si j’adore. Ou du poulet, ou du sauté de mouton, ou même de cassoulet que je vénère. Notamment la recette du cassoulet de 3 jours de Pierre Perret. Un peu onéreux en consommation de gaz par les temps qui courent, mais bon.

C’est le problème du genre la répétition, c’est elle qui produit l’ennui, puis le dégout et enfin la dépression.

Donc pour cette année et ayant la chance de tomber sur un nouveau groupe d’élèves dans une nouvelle structure je me suis évidemment posé la question cruciale du thème que j’allais leur donner.

L’âge moyen tourne autour de la soixantaine pour être gentil. Heureusement le prof qu’elles ont eu avant moi avait déjà largement débroussaillé le terrain. Ce n’était pas la peine de leur parler de petites fleurs, de petits oiseaux, de toutes façons je suis toujours extrêmement maladroit lorsque je me mets à aborder ce genre de sujets.

Du coup je me suis creusé la tête durant le premier trimestre où je leur ai donné un certain nombre d’exercices afin que nous parlions tous la même langue en ce qui concerne les valeurs, le contraste, la composition, et les couleurs.

Et donc nous voici au bord du second trimestre et il me faut ce fameux thème.

Et si nous essayions l’érotisme en peinture j’ai dit tout de go, juste après le café de la dernière séance.

Il y eut un silence puis un bruissement comme lorsque le vent se lève sur un champs de luzerne, les dames ont reporté plusieurs fois le poids de leur corps d’une jambe l’autre puis ça s’est agité merveilleusement.

Oh oui la plupart ont dit.

Sauf une ou deux qui semblaient gênées.

Pour les mettre à l’aise car je ne voulais pas qu’il puisse y avoir de malentendu j’ai ajouté.

Vous inquiétez pas ça va très bien se passer, l’érotisme ça ne consiste pas à peindre des bites et des chattes en gros plan sur du coton ou du lin, c’est juste une façon d’employer le pinceau, la touche et les couleurs principalement.

Si vous vous concentrer un peu il n’est pas difficile de rendre un pot de chambre érotique, ou bien un paysage champêtre, ou encore un quartier de bœuf, ou un rideau. Tout est dans l’intention de départ.

Il est très bon ce café, c’est possible d’en avoir une autre tasse ?

Un grand soulagement a soudain envahi la pièce j’ai senti mais quelqu’un a tout de même dit : Et si on veut peindre une bite c’est possible tout de même ou pas ?

Oui mais on risque de retomber sur le thème peindre de mémoire. Ce qui a déclenché l’hilarité générale.

Le clito au crayon

Un travail au crayon, que je trouve émouvant, étonnant, dérangeant, provoquant, excitant, agaçant, amusant aussi parfois, et en même temps que je peux comprendre, accepter, aimer, parce que j’ai pris le temps de regarder, d’écouter.

Et évidement je ne suis qu’un homme. Je ne suis pas le mieux placé pour raconter le clitoris. Encore que… Mais bon.

10 clitoris pour clore cette journée humide via ce blog, dans cette période à pleurer à écrire, peindre et dessiner entre autres ou tout seul.

Il n’y a pas de mauvais sujet, mais il y en a d’excellents lorsqu’on décide vraiment de les étudier. De se laisser happer par la présence ou l’absence qu’ils peuvent sculpter en nous comme sur le papier. Dessiner la liberté rend libre sans doute celui qui la regarde couchée, étalée et que la pudibonderie comme l’hypocrisie ne peuvent pas gommer.

Il n’y a pas de sujet dérangeant à mon humble avis, seulement des regards dérangés tout au plus, car non habitués, surpris, étonnés ou obsédés par une vision binaire, un langage monosyllabique. L’onomatopée facile à dégainer lorsqu’on imagine que le danger peut surgir de partout, et pourquoi pas d’une mine de crayon…

La distance entre le regard et le dessin se comble par les deux bouts à condition d’être sans condition bien souvent. Dans l’offre et l’ouverture des deux côtés.

Il y a les dessins, les commentaires, l’engagement, cela fait un tout, Yaël Moon, une artiste dont le travail me touche, comme j’espère qu’il vous touchera également.

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Ce que je trouve beau est toujours à mi chemin.

Ce que je trouve beau est toujours à mi-chemin entre le doute et la certitude. On ne peut m’imposer ni le doute ni la certitude, l’impersonnel d’une opinion générale logée en moi-même qui à premier vue se hâterait systématiquement. Je passe mon temps à détruire cette opinion et ce faisant cette idée arrêtée qui, dans la même hâte m’ouvre un horizon plus large de ce qu’est l’impersonnel, c’est à dire l’Etre.

Je ne peux me maintenir longtemps ni dans le doute pas plus que la certitude face à l’Etre.

De la même façon que je joue un jeu dangereux avec l’espoir de rédemption. Dangereux parce que je sens bien que je dois renoncer du fond de chacune de mes cellules à l’idée d’une rédemption. Une idée extraire encore une fois du collectif aux prises avec l’impersonnel qui se résout dans l’à peu près. Dans la légèreté de l’à peu près de peur toujours de sombrer dans la précision.

Entre légèreté et précision qui se rapproche de cette idée de doute et de certitude quelque chose m’attire que je nomme la beauté.

Je n’ai pas trouvé d’autre solution que de me trouver moi aussi perpétuellement à mi chemin pour parvenir à regarder en face cette beauté.

esquisses visages Patrick Blanchon 2020
esquisses visages Patrick Blanchon 2020

Entre quelque chose qui ne s’achève pas et qui s’achève , dans l’entre deux d’une respiration.

J’ai toujours eu cette intuition que rien ne pourra jamais me sauver, qu’il n’y aura pas de rédemption et pourtant je persiste.

C’est encore une fois de plus la phrase de Klee qui revient de ce fameux point gris qui doit « sauter » par dessus lui-même.

L’idée d’un dépassement ultime à découvrir après que tous les renoncements aient tout réduit en cendre.

Pour la beauté du geste si je peux dire, pour la beauté d’un trait qui parfois disparait pour ressurgir chargée d’une vigueur neuve, qui elle aussi se dirigera inéluctablement vers le fragile, le vulnérable.

Dans un seul trait c’est toute cette beauté que l’impersonnel collectif et ce que je nomme l’Etre dessinent , de façon à la fois floue et précise. Ainsi tout cela, la ligne, réunit en elle le doute et la certitude comme pour montrer leur importance, la sensibilité de l’Etre au monde comme ma propre absence, ma disparition dans un simple trait, un don.

Je ne serai pas sauvé parce que je ne peux pas être perdu c’est ce que me dit ce trait au moment même où j’ai l’impression qu’il disparait, qu’il s’efface pour mieux ressurgir à un autre endroit du tableau.

Fais pas ci fais pas ça

Les premiers mois furent difficiles. Ayant conservé des souvenirs douloureux de l’école, y revenir en tant que professeur de dessin à la cinquantaine passée produisait en moi autant de trouble que de plaisir. Parce qu’on ne conserve que les mauvais souvenirs en général et que lorsqu’on arrive à nouveaux dans les lieux, d’autres surgissent comme l’odeur de la salle de classe, la bonne chaleur des radiateurs, et un je ne sais quoi indéfinissable en relation avec l’insouciance de ces années d’enfance probablement. Le taux de colorimétrie, de couleurs primaires, vives joue probablement son rôle aussi.

Du coup je n’avais pas envie de reproduire ce que l’on m’avait fait subir. Je ne voulais pas imposer d’autorité, pas de cadre trop sévère, juste partager avec les enfants un bon moment autour du dessin, les voir sourire et prendre du plaisir.

Ce fut une erreur évidemment. Je le compris rapidement, mais le mal était fait, j’étais un prof cool, je n’avais pas imposé de limite, pas de fais pas ci et fais pas ça. Et bien sur il ne fallut pas longtemps pour que je sois crucifié sur l’autel se la suspicion enfantine.

Ils eurent tôt fait de comprendre l’insincérité de ma démarche pédagogique. Ca ne les intéressait pas vraiment un prof cool. Ca les embêtait profondément. Car je devenais suspect, inclassable, forcément dangereux. Et, comme on le sait les enfants qui se sentent en danger n’ont pas froid aux yeux, ils peuvent devenir terribles.

En même temps ce fut une belle leçon. Cela me fit revenir des siècles en arrière et je compris bien mieux la sévérité de mes maitresses et de mes maitres. J’avais pensé jusque là que la sévérité était tout simplement leur nature, que cette nature les avait entrainés à choisir cette profession qui leur permettait de donner libre cours à toutes leurs velléités de méchanceté. Ce fut une sorte de soulagement de constater que je m’étais trompé.

Au second semestre je décidais de changer de stratégie. Les vacances d’hiver avaient effectué ce rôle de tampon, de sas, qui leur permettrait sans doute de ne pas trop s’étonner du changement de cadre.

En janvier de cette année 2010 il faisait froid et pour obtenir le calme l’équipe d’encadrement de l’école demandait aux enfants de se mettre en rang deux par deux dans la vaste cour. Le brouhaha s’amenuisait rapidement et on pouvait alors faire l’appel. Puis calmement on intimait l’ordre aux gamins de rejoindre les salles de cours. Tout se passait à peu près bien jusqu’à la porte vitrée du bâtiment dans lequel ils pénétraient. Mais une fois cette limite franchie, c’était un joyeux bordel, les gosses cavalaient dans les couloirs en se donnant de bonnes bourrades, des coups de pieds et se jetant des quolibets et des insultes. Jamais je n’aurais cru que les petites filles notamment pouvaient désormais pousser de tels jurons avant cette année là.

On devait à nouveau imposer le calme avant de pénétrer dans la classe. Mais comme j’étais un prof cool c’était déjà un premier obstacle. Je tentais donc une première fois d’imposer le calme et le silence, mais comme ce n’était pas vraiment mon truc, il le sentait on ne me prit pas vraiment au sérieux. Du coup je leur indiquais l’entrée d’un geste en haussant les épaules.

Les dames dans la cour qui s’occupent de la discipline, les ATSEM ou ASEM n’arrêtent pas de hurler pour imposer le silence et l’ordre dans les rangs. Je trouvais ça stupide, de mon point de vue de prof cool évidemment. Mais je me disais aussi que c’était une énergie dépensée en vain et qui devait les épuiser correctement.

J’essayais malgré tout afin de créer un contraste entre les deux semestres. SILENCE !

Les gamins me regardèrent et pensèrent que je plaisantais. Il fallut que je prenne la pose, sourcils froncés, en me retenant de rigoler moi-même pour que, quelques secondes plus tard le doute s’installe. Je restais debout appuyé contre une table afin de trouver une position qui me paraisse juste entre fermeté et décontraction. Puis je croisais les bras, signe de fermeture, et j’attendis.

Il fallu quelques minutes pour que le calme soit enfin pur, sans crissement de pied de chaise sur le carrelage, sans toussotement forcé, sans pouffement irrépressible, et j’allais crier victoire lorsque le bruit d’un pet secoua tout à coup toute la classe de rire.

J’attendis avec l’impassibilité d’un moine zen que l’excitation retombe.

J’attendis et il fallut un moment encore aux enfants encore pour se rendre compte que c’était eux que j’attendais.

Cependant je décidais de ne pas broncher. D’attendre encore une minute ou deux dans le silence.

Les premières interrogations surgirent alors, on fait quoi aujourd’hui monsieur ? Je ne répondis pas. Les bras croisés, debout j’étais comme un arbre planté dans le sol et je pensais à mes orteils dans mes souliers, aux semelles de mes ces souliers en contact avec la surface froide du carrelage. A la chape de ciment sous le carrelage, à la terre sous la chape de ciment. Je me concentrais juste sur ça en ignorant toutes les questions des enfants.

Puis je me mis à m’adresser au premier rang avec une voix inaudible en murmurant en chuchotant, je tentais même quelques phrases en gromelot, et je fis exprès pour que même les enfants au premier rang ne comprennent rien.

Il y eu des remarques provenant du fond de la classe. On entend rien m’sieur, vous dites quoi ?

Je restais imperturbable.

Puis je me rendis au tableau et avec la craie je dessinais les formes géométriques de base. Et j’ajoutais une question : que peux tu dessiner avec ces formes géométriques ?

Enfin, je revins à la même place, je croisais à nouveau les bras et me remis à me concentrer sur mes orteils.

Encre Dubuffet

Il y eut des fou rire, des questions, des rires, quelques rots et quelques pets, mais je restais impassible, imperturbable.

Au bout d’un moment ce furent les élèves eux mêmes qui se chargèrent de la discipline. Les filles notamment qui devaient être les bonnes élèves les plus attentives se mirent à jouer les mamans, un garçon ou deux tenta de jouer les papa il y eut des cris, des révoltes, des règlement de compte en public.

Je laissais faire tout ça sans broncher en restant silencieux.

L’heure s’écoula ainsi. Et, presque parvenu au terme de ce cours, les enfants s’étaient calmés ou bien ils étaient fatigués, j’en profitais pour leur parler d’une voix calme paisible sans émotion.

Voyez vous les enfants une vie, c’est un peu comme cette heure de dessin. Pour trouver le calme nécessaire pour dessiner il faut passer par pas mal d’états différents, l’excitation, l’énervement, la joie, la colère, la tristesse aussi, l’incompréhension, tant que l’on est occupé à se laisser envahir par toutes ces émotions vous l’avez remarqué on n’est pas capable d’écouter, ni de dessiner.

Puis je regardais par la fenêtre les premiers rangs se reformer dans la cour, les ATSEM virevoltaient un peu partout en hurlant en invectivant les enfants de « fais pas ci fais pas ça ». Je déclarais la leçon terminée et aussitôt ils s’égayèrent dans les couloirs, oh leur excitation ne durerait que quelques secondes le temps de parvenir à la cour à nouveau d’être remis dans les rangs.

Je me dis qu’il allait falloir être attentif, et laisser venir l’inspiration ainsi à chaque fois que je reviendrais désormais faire cours. Ne surtout pas préparer d’ébauche, de plan, de cadre à l’avance. Rester droit dans mes bottes de dessinateur et de peintre avant d’imiter ce que je pouvais imaginer qu’un prof de dessin fasse ou doive faire.

Tester différentes choses, montrer toute ma panoplie de Zorro et de Thierry La Fronde me semblait tout à fait opportun.

L’entrepreneur et l’artiste.

Certains parviennent à monter leur entreprise sans difficulté, comme d’autres à peindre des tableaux avec une aisance et une facilité qui décourageraient les plus persévérants, les plus besogneux.

Le fait que le succès attire le succès n’est plus à remettre en question. Comme l’échec attire l’échec non plus.

Pour celle ou celui qui réussit les frontières du possible s’ouvrent sur l’horizon alors qu’elles se referment peu à peu sur celle ou celui qui rate tout invariablement.

La confiance en soi et le doute permanent finissent par définir à gros traits l’identité des entrepreneurs et des artistes ainsi classés sommairement.

Voilà l’énoncé, l’hypothèse la plus souvent donnée, la réussite est liée à la réussite et l’échec à l’échec par la dose de confiance que l’entrepreneur ou l’artiste s’accorde à lui-même avant tout.

Mais que signifie avoir confiance en soi véritablement en tant qu’entrepreneur ou artiste.

De l’extérieur on ne voit que la photographie d’un moment du parcours, celle qui s’affiche en première page des magazines, des journaux, à l’affiche. Cette image semble être le but, la finalité et pourrait être traduite par les mots notoriété, reconnaissance, succès à l’emporte pièce.

Cette photographie n’est cependant que ce qu’elle est : un instantané.

Honnêtement on ne bâti pas une entreprise ou une carrière d’artiste pour se satisfaire si réussie soient elles, d’un cliché pris au 60 -ème de seconde, objectivement.

C’est dans la partie invisible qu’il faudrait aller pour comprendre à quel point la vie, les motivations profondes d’un entrepreneur peuvent ressembler à celle d’un artiste.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, je ne pense pas que ce soit l’argent la motivation principale d’un entrepreneur authentique.

Bien qu’on entende beaucoup parler d’argent, de gain, il n’est qu’une conséquence et jamais une cause.

Entreprendre, créer tient beaucoup plus du partage que du profit.

On peut ensuite creuser cette notion de partage et lui chercher des raisons bien sur.

Cependant , que ce soit par l’entreprise ou par l’art, je crois que l’on affine peu à peu nos motivations profondes , qu’on s’en rend de mieux en mieux compte qu’on élimine au fur et à mesure celles qui ne tiennent pas.

Cela fait plusieurs semaines, mois, que mon activité est au point mort financièrement en tant que peintre mais ça ne remet pas en question le fait que j’ai besoin de continuer à peindre et d’exposer.

ça remet en question les buts fixés et qui désormais sont illusoires, pour revenir à quelque chose de plus sain, de plus simple aussi.

Lorsque j’ai quitté le monde de l’entreprise en tant que salarié c’est posé le problème de l’indépendance financière. Comment gagner ma vie ?

J’ai examiner mon train de vie, mes besoins et j’ai tout mis sur une balance virtuelle avec ce que je pensais vouloir absolument à l’époque.

C’était un risque important que je faisais prendre à ma famille. Ce risque évidemment provoquait une pression, une urgence et l’objectif était de ne pas décevoir.

Cela me préoccupait tellement que ça brouillait ma vision. J’étais incapable dans le fond d’obtenir la paix, le calme, la tranquillité que j’avais espéré car j’avais toujours cette épée de Damoclès, la possibilité d’un échec à venir.

Du coup j’en ai parlé longuement avec mon épouse. Nous avons fait nos comptes, réduit nos dépenses en misant sur le fait qu’il s’agissait d’une sorte d’investissement. La patience était notre seule capacité commune d’investissement.

Ouvrir un cours de dessin et de peinture semblait être la meilleure solution à l’époque pour permettre à mon activité de peintre de ne pas être un pur fantasme.

Cela a fonctionné et j’en ai acquis une confiance dans le fait que je pouvais être autonome, même si la liberté financière était encore assez loin.

Ce n’était que le tout premier pas dans l’inconnu, mais c’était le seul que je pouvais effectuer vraiment. D’autres ont suivi ensuite lorsque le nombre de mes élèves s’est mis à grossir, mon chiffre d’affaire également et j’ai donc décidé de prendre un local plus grand.

J’ai pu ainsi avoir jusqu’à une trentaine d’élèves. J’ouvrais presque tous les jours de la semaine. Parfois même le dimanche. Je trouvais un peu de temps entre les cours pour peindre mais j’étais tellement content d’avoir réussi à créer mon activité que cela ne me posait pas de problème. J’étais parvenu à résoudre la première partie de mon équation : créer mon propre job et gagner suffisamment d’argent pour ne pas avoir honte de moi-même, pour ne pas avoir à éprouver de regret d’avoir osé tout lâcher de mon ancienne vie professionnelle. J’avais crée une autre forme de prison aussi mais je ne m’en rendais pas compte.

Cependant mon cerveau est fait d’une telle façon que je m’ennuie assez rapidement de tout. Je ne sais pas vraiment aller en profondeur. Lorsque j’ai commencé à donner mes cours je ne voulais pas affliger à mes élèves un enseignement académique et j’ai donc crée avec le temps, l’expérience une pédagogie originale. En fait je me faisais surtout plaisir. Et puis cela me permettait d’expérimenter tout un tas de techniques, d’idées en les partageant avec les élèves. A vrai dire lorsque j’y repense j’ai sans doute perdu beaucoup d’argent ainsi mais je ne pense pas que cela soit un si mauvais calcul au final.

J’avais à l’époque deux solutions. Satisfaire le désir des personnes qui venaient à mon cours de réaliser des copies de tableaux et de photos ou bien les emmener vers une autre idée de la peintre, en dehors de ce que j’appelle des clichés, afin de découvrir leur potentiel créatif.

La longueur d’un apprentissage académique me semblait fastidieuse pour des personnes qui souvent avaient dépassé largement la quarantaine. J’avais peur qu’elles ne s’ennuient comme moi je pouvais m’ennuyer dans un tel parcours.

Aujourd’hui que je regarde ce cheminement de prof je le trouve intéressant parce qu’il illustre un des principaux malentendus que rencontrent les artistes comme les entrepreneurs.

Il ne sert à rien de vouloir être original.

Il faut observer la réalité telle qu’elle est vraiment et comprendre les besoins des personnes qui veulent apprendre le dessin et la peinture.

Les besoins qu’ils parviennent à énoncer, comme pratiquer une activité de loisir, se détendre, comme ceux plus narcissique de se lancer à eux mêmes des « challenges » sont des besoins classiques, des besoins d’entrée de gamme que je dois parvenir à satisfaire de toutes façons si je désire qu’ils reviennent.

Je pourrais me satisfaire de cela seulement l’ayant compris.

Mais j’ai aussi compris que derrière ces besoins énoncés de façon confuse, il y en avait d’autres. Moins faciles à dire comme l’envie de s’épanouir, de se connaitre mieux, de partager quelque chose du plus profond d’eux mêmes. Des besoins liés à l’émotion qu’on ne peut mettre en mots. Un mystère.

Alors j’ai continué à inventer de nouvelles stratégies en m’appuyant sur la philosophie, sur les concepts, sur la poésie, sur la musique pour transmettre tout ce que je découvrais parallèlement en moi en le créant.

Plus qu’une idée de sincérité, d’authenticité qui ont comme limitations des valeurs morales, j’ai plutôt persévéré vers une mathématique particulière elle aussi qui produisait un résultat s’approchant de la justesse.

La justesse étant en même temps pour moi une des inconnues d’une équation à résoudre.

Je crois profondément que l’on peut se perdre totalement dans l’idée de liberté que ce soit dans l’art ou dans la création d’entreprise si on ne s’attache pas à l’idée de la justesse.

C’est extrêmement difficile d’autant que l’on possède en même temps ce rapport bizarre avec l’ennui avec la routine, avec la répétition.

C’est pourquoi la plupart du temps les séances à l’atelier ne se ressemblent pas, pas plus que mes tableaux ne se ressemblent comme on a l’habitude de comprendre le mot.

Je dirais que le lien qui réunit toutes ces choses est la volonté de dire la même chose de façons aussi variées que possible pour permettre une multiplicité d’angles de vue.

Une œuvre ce n’est pas un tableau, ce n’est pas un contrat, ce n’est pas un mois de chiffre d’affaire ni un bénéfice en fin d’année.

Une œuvre c’est la somme de toutes les actions que l’on effectue pour lutter contre l’ennui, contre la banalité, contre le « c’est comme ça »

La plupart du temps lorsqu’on se trouve confronté ainsi à cette œuvre le spectateur ne peut rien en dire à part c’est génial , c’est super, c’est beau et toute une collection que nous avons à disposition pour éluder ce que nous éprouvons en profondeur.

C’est à dire la réalité qui perce au travers d’un tableau ou d’une entreprise et qu’on ne voyait pas auparavant. En la découvrant ce qui est génial c’est que nous sommes aussitôt pris dans son mouvement et que nous devenons, chacun d’entre nous des acteurs ayant la possibilité de la vivre.